Naufrages dans la Manche : comment expliquer le nombre record de migrants morts en 2024 ?
Huit personnes sont mortes en mer, samedi 14 septembre, quand l'embarcation sur laquelle elles tentaient de gagner l'Angleterre s'est échouée sur une pointe rocheuse au large d'Ambleteuse (Pas-de-Calais). Depuis janvier, ce sont désormais 46 candidats à l'exil qui ont péri dans la Manche, selon la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord (Premar).
L'année 2024 devient ainsi la plus meurtrière depuis le début du phénomène des traversées à bord de bateaux de fortune, comptabilisé depuis 2018. Le précédent record avait été enregistré en 2021, avec 31 morts (dont 27 lors d'un naufrage au mois de novembre). En 2023, 16 personnes avaient perdu la vie dans la Manche, et 5 en 2022, selon la préfecture maritime. Il y a "plus de drames" ces derniers mois, reconnaît la Premar, tout en tempérant : "Un seul naufrage peut être la cause d'un bilan catastrophique, ça n'est pas forcément le reflet de l'activité de l'année."
Une voie maritime plus "efficace", mais plus "dangereuse"
Comment expliquer cette recrudescence de la mortalité ? Côté départs, la tendance est plutôt à la "baisse", après un pic en 2021 avec 51 000 tentatives individuelles, selon la préfecture maritime. Néanmoins, "on reste sur des volumes importants depuis trois ans, avec autour de 45 000 tentatives de départ chaque année". Depuis le début de l'année, la Premar évalue à 25 000 le nombre de personnes ayant tenté de rejoindre le Royaume-Uni.
Le phénomène a pris de l'ampleur à la fin des années 2010 sous l'effet du "renforcement des contrôles dans le port de Calais et le tunnel sous la Manche", qui a rendu plus difficile l'accès à l'Angleterre via "le vecteur ferroviaire et routier", rappelle Guillaume Sarrazin, membre de la police aux frontières de la Somme et du Pas-de-Calais, et délégué syndical Alliance.
"Même s'il n'est pas exclusif, le vecteur principal d'immigration est désormais la voie maritime."
Guillaume Sarrazin, délégué syndical Allianceà franceinfo
Ce mode de transport s'avère plus "efficace", souligne le syndicaliste, puisque 40% des embarcations réussissent à quitter le rivage français sans être interpellées, selon le ministère de l'Intérieur. Il est toutefois plus "dangereux". "Les populations migrantes sont prêtes à monter sur des bateaux en mauvais état, sans savoir nager et sans gilet de sauvetage, donc le moindre accroc dans la traversée génère tout de suite un drame", relève le policier.
Des départs "de plus en plus loin" et plus "violents"
Pour les associations d'aide aux migrants, la "politique répressive" des autorités joue beaucoup dans le niveau de létalité des traversées. Quelque 1 700 policiers et gendarmes sont déployés sur le littoral côté français, a rappelé Gérald Darmanin, mardi, assurant vouloir dépêcher des moyens supplémentaires. "A cause d'une militarisation toujours plus accrue du littoral, les départs se font de plus en plus loin, jusqu'à Dieppe [en Seine-Maritime] ou la baie de Somme", relève Flore Judet, coordinatrice de l'association L'Auberge des migrants. La traversée étant plus longue, le risque d'être soumis aux aléas climatiques ou à une avarie est d'autant plus fort.
Par ailleurs, les passeurs ont de plus en plus recours à des "taxis boat", ces embarcations mises à l'eau sur des rivières, en amont de la mer, et qui effectuent des arrêts au large des plages pour permettre aux exilés de les rejoindre à la nage. En vertu du droit maritime, les policiers ne peuvent pas intervenir, car les embarcations sont déjà sur l'eau. Pour les migrants, "le danger est plus grand", souligne Flore Judet, puisque le fait de devoir nager "augmente les risques d'hypothermie et de noyade".
"La présence policière très importante a pour effet de mettre une énorme pression sur les personnes. Elles partent donc dans des conditions de stress, avec des bateaux pas forcément bien préparés."
Flore Judet, coordinatrice de L'Auberge des migrantsà franceinfo
L'ensemble des acteurs interrogés témoignent de l'extrême "violence" lors des embarquements, à la fois entre forces de l'ordre et migrants, mais aussi entre exilés. "Des gens qui n'étaient pas prévus dans le bateau, faute de moyens pour se payer la traversée, essaient de plus en plus de monter de force dans l'embarcation au moment du départ, ce qui provoque des morts par étouffement", relate Guillaume Sarrazin, du syndicat de police Alliance.
Le 23 avril, Sara Alhashimi, âgée de 7 ans, est morte à quelques mètres de la plage de Wimereux (Pas-de-Calais), sous les yeux de sa famille et des forces de l'ordre, lors d'un embarquement qui a tourné à l'empoignade. Ce jour-là, comme elle, quatre autres personnes ont péri, non pas noyées en mer, mais écrasées à bord du bateau. "Les policiers interviennent avec des tirs de LBD et de gaz lacrymogène pour tenter d'empêcher les embarquements", déplore Xavier Crombé, chef de mission France pour Médecins sans frontières (MSF). "Ca crée des situations de panique propices aux noyades et à des ruées dans les bateaux."
Des bateaux "surchargés" et "moins sûrs"
"La lutte contre les réseaux de passeurs a eu pour conséquence de réduire le nombre de bateaux acheminés jusqu'au littoral", mais cela "n'a pas dissuadé les gens qui voulaient traverser", poursuit Flore Judet. La militante associative évoque des bateaux de plus en plus "surchargés". En 2022 et 2023, les embarcations accueillaient en moyenne "50 à 60 migrants", rapporte la préfecture maritime. Elle en dénombre aujourd'hui "70 à 80, voire parfois jusqu'à 100" par pneumatique. "Rien qu'avec ce facteur-là, vous démultipliez le risque de naufrage", constate le porte-parole de la Premar, Etienne Baggio.
Alors que les départs en 2018 se faisaient "seulement en journée, l'été, avec des conditions climatiques favorables", les passeurs prennent désormais "de plus en plus de risques, en partant avec de mauvaises conditions climatiques, de nuit, sans s'interrompre pendant l'hiver", remarque le policier Guillaume Sarrazin. Par ailleurs, "les bateaux semblent moins sûrs qu'auparavant", avance le procureur de Boulogne-sur-Mer, Guirec Le Bras. "Même certains migrants sentent qu'ils sont dans une situation de danger évidente et appellent les secours."
Cette mortalité était-elle prévisible ? "Chaque fois qu'on renforce les contrôles aux frontières, les migrants et les réseaux adaptent leurs stratégies, ce qui les amène à prendre plus de risques", constate Camille Le Coz, directrice associée du Migration Policy Institute Europe. La chercheuse regrette "une réponse essentiellement sécuritaire", au détriment de "l'organisation de l'accueil des migrants en France, du développement des politiques de retour volontaire ou de la mise en place de passages sûrs vers le Royaume-Uni".
"La lutte contre les passeurs fait partie de la solution, mais on ne peut pas faire l'économie d'une approche globale."
Camille Le Coz, directrice associée du Migration Policy Institute Europeà franceinfo
"Coûteuse du point de vue financier et humain, la politique actuelle est inefficace, puisqu'elle n'empêche pas les traversées", abonde Xavier Crombé, de MSF. Début septembre, plus de 21 600 exilés avaient déjà réussi la traversée sur des canots pneumatiques depuis le début de l'année, du jamais vu, selon les autorités britanniques. "On ne réclame pas une ouverture généralisée des frontières, mais de reconnaître qu'un des critères d'une politique migratoire doit être son coût humain, poursuit Xavier Crombé. Aujourd'hui, celui-ci est extraordinaire."
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