Des ONG sont-elles "complices des passeurs" de migrants en Méditerranée, comme l'assure Christophe Castaner ?
Le ministre de l'Intérieur évoque "une réalité documentée" par Frontex. Mais l'agence européenne de contrôle des frontières dément.
Ses propos lui ont valu le titre d'"adhérent d'honneur" du groupuscule d'extrême droite Génération identitaire. Vendredi 5 avril, lors de la conférence de presse finale du sommet du G7 des ministres de l'Intérieur à Paris, Christophe Castaner a lancé de graves accusations à l'encontre des ONG qui secourent les migrants en détresse lors de leur traversée de la Méditerranée.
"On a observé, de façon tout à fait documentée, je vous le dis, une réelle collusion à certains moments entre les trafiquants de migrants et certaines ONG", a dénoncé le ministre. Et il a ajouté : "On a observé que certains navires d'ONG étaient ainsi en contact téléphonique direct avec des passeurs qui facilitaient le départ des migrants depuis les côtes libyennes." Selon lui, "les ONG dans ce cas-là ont pu se faire complices des passeurs".
Mise au point sur la position commune des ministres de l'Intérieur du #G7.
— Christophe Castaner (@CCastaner) 5 avril 2019
Nos ennemis, ce sont les passeurs, pas les ONG. pic.twitter.com/2MarIyePl6
Sur quels "documents" Christophe Castaner se base-t-il ? Contacté par franceinfo, le ministère de l'Intérieur a répondu qu'"il s'agit de deux rapports de Frontex [agence européenne de contrôle des frontières] datant de novembre et décembre 2016 qui ont été distribués aux Etats membres". Dans une vidéo mise en ligne mardi, Christophe Castaner cite lui aussi ces deux rapports de Frontex, mais n'évoque plus que "des interactions de fait entre des passeurs et certaines ONG".
« Les ONG jouent un rôle essentiel pour apporter une aide aux migrants, cela ne fait aucun doute ». Voilà mot pour mot ce que j’ai dit vendredi.
— Christophe Castaner (@CCastaner) 9 avril 2019
Depuis, beaucoup a été dit. Des propos inacceptables. Des contre-vérités.
Alors je souhaite être très clair. pic.twitter.com/nRegZBhFIe
Interrogé par franceinfo, Frontex affirme que le ministre de l'Intérieur fait référence non pas à deux, mais à "un rapport confidentiel qui a fuité". Le Financial Times (article payant) le citait en décembre 2016, assurant que l'agence y évoquait "une collusion" entre les ONG et les réseaux de passeurs. Frontex avait démenti – et maintient ses dénégations aujourd'hui. Le FT avait d'ailleurs publié un correctif, reconnaissant son erreur et corrigé son article.
Nous avons examiné chacun des rapports publics diffusés par Frontex en 2016. Deux d'entre eux mentionnent d'une phrase des appels, passés "principalement" depuis des bateaux de migrants, à l'aide de téléphones satellitaires, et ayant permis de détecter "presque exclusivement" toutes les embarcations en détresse en Méditerranée et de lancer les opérations de sauvetage. Sans plus de précisions.
Il est aussi question d'appels téléphoniques dans un rapport annuel (PDF) de Frontex de 2017. Mais ils ont été passés par des migrants – sur instruction des passeurs – au Centre de coordination de sauvetage maritime (MRCC) de Rome, où les garde-côtes italiens coordonnent les opérations de secours en mer. Et non pas par des passeurs à des ONG, comme l'affirme Christophe Castaner.
En 2015 et dans les premiers mois de 2016, des groupes de passeurs ont donné pour instruction aux migrants d'appeler à l'aide de téléphones satellitaires le Centre de coordination des secours en mer de Rome pour qu'il lance des opérations de sauvetage ciblées en haute mer.
Frontexdans son rapport annuel de 2017
En 2016, "plus de la moitié des opérations de sauvetage ont été lancées de cette manière", selon le décompte de Frontex. Mais le rapport précise que ces opérations de sauvetage ont été "principalement menées" par les forces de l'ordre italiennes, les navires de l'opération militaire européenne Sophia ou de Frontex et que les bateaux des ONG n'ont été impliqués que dans "moins de 5% des incidents".
Entre juin et octobre 2016, la tendance s'est toutefois inversée, observe Frontex. Les appels au MRCC ont fortement diminué, ne représentant plus que 10% du total des opérations. Dans le même temps, la part des opérations de sauvetage prises en charge par les ONG a bondi, passant à plus de 40% du total des opérations.
Frontex avance une explication : entre 2015 et 2016, la présence des ONG dans les eaux territoriales libyennes a "presque doublé", avec quinze associations opérant dans la zone. Les humanitaires étant plus près des côtes libyennes d'où partaient les embarcations chargées de migrants, ils étaient à même de les secourir plus tôt.
Une allusion au système Alarm Phone ?
En Méditerranée, il existe également un numéro pour les migrants en détresse : l'Alarm Phone, lancé par l'ONG Watch The Med. Mais les bénévoles qui répondent ont pour mission de porter conseil, de récupérer les coordonnées GPS des embarcations et de contacter les autorités. L'ONG précise qu'elle n'intervient pas directement puisqu'elle ne dispose pas de bateaux susceptibles de faire du secours en mer.
Joint par franceinfo, Hatem Gheribi, membre du réseau Alarm Phone, dénonce les "accusations" du ministre de l'Intérieur, "fondées sur rien du tout". Il souligne que ces "calomnies" et ces "mensonges" sont proférés alors que plus aucun navire d'ONG n'est présent au large de la Libye depuis début février, comme l'indiquait l'AFP. Les très critiqués garde-côtes libyens y opèrent ainsi seuls le secours en mer.
Jamais de la vie, on ne travaille avec les trafiquants.
Hatem Gheribi, membre d'Alarm Phoneà franceinfo
Christophe Castaner évoque également une "collusion" entre passeurs et ONG. Sur ce point, Frontex fait cette analyse dans son rapport de 2016. "Les opérations de recherche et de sauvetage ont été cruciales pour sauver la vie d'un nombre sans précédent de migrants. Néanmoins, elles ont également contribué à l'enrichissement des passeurs qui ont pu réduire le coût des voyages et annoncé aux migrants que les opérations de sauvetage rendaient leur périple plus sûr, augmentant ainsi la demande de traversées."
Toutes les parties impliquées dans les opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale aident involontairement les criminels à atteindre leurs objectifs à moindre coût, renforçant leur modèle économique en augmentant leurs chances de succès.
Frontexdans son rapport annuel de 2017
Les accusations de Christophe Castaner font surtout écho à celles d'un magistrat italien, datant elles aussi de 2017. Des attaques reprises en boucle en Italie par le Mouvement 5 étoiles et la Ligue du Nord. Carmelo Zuccaro, procureur de Catane, en Sicile. Le magistrat s'intéresse tout particulièrement aux rapports éventuels de ces ONG avec les responsables du trafic de migrants en Libye.
"On ne peut pas exclure qu'elles aient été contactées directement", déclare-t-il en février devant une commission parlementaire. Cité par l'AFP, il se dit alors "convaincu que ce n'est pas toujours la centrale opérationnelle [en charge depuis Rome de la coordination des secours depuis Rome] qui appelle les ONG". Et il conclut : "C'est un point sur lequel il faut enquêter." Des soupçons donc, mais pas de preuves à ce stade.
"Des preuves" devenues "élément de suspicion"
Le procureur va plus loin en avril dans La Stampa. "Nous avons des preuves qu'il existe des contacts directs entre certaines ONG et des trafiquants d'êtres humains en Libye", assure-t-il. Mais cette fois encore, il laisse entendre que ses "preuves" pourraient ne pas être recevables. "Nous ne savons pas encore si et comment nous pourrons utiliser ces preuves devant un tribunal, explique-t-il. Mais nous sommes plutôt certains de ce que nous avançons ; des appels téléphoniques depuis la Libye à certaines ONG, des lampes qui éclairent la route des bateaux de ces organisations, des bateaux qui coupent soudainement leurs transpondeurs [qui permet leur localisation] sont des faits avérés."
En mai, le procureur n'évoque plus qu'un"élément de suspicion" : "Les sommes considérables dont disposent certaines ONG". Mais il glisse à ce moment-là qu'"aucune preuve n'a encore été trouvée".
Une ONG allemande accusée et un navire saisi
Ces soupçons de contacts entre passeurs et ONG sont au centre d'une enquête lancée en octobre 2016 par un autre magistrat, le procureur de Trapani en Sicile, Ambrogio Cartosio. En août 2017, il a ordonné la saisie "préventive" du Iuventa, bateau de l'ONG allemande Jugend Rettet. Il soupçonne l'équipage de ce bateau d'avoir adopté des "comportements favorisant l'immigration illégale".
Le procureur a expliqué, photos à l'appui, que des membres d'équipage du Iuventa étaient soupçonnés d'avoir pris à bord à plusieurs reprises des migrants sur des canots pneumatiques amenés directement par des trafiquants. L'enquête laisse penser que la pratique était "fréquente", mais pour des motifs purement "humanitaires". Dans un cas, les passeurs sont même arrivés à la rencontre du Iuventa avec une vedette des gardes-côtes libyens.
L'ONG allemande n'a de cesse de clamer son innocence. Elle dénonce des accusations "à tort", des "preuves douteuses", lancées dans le cadre d'une "campagne politique et médiatique de criminalisation" de son action, et accuse la justice italienne de se faire le relais de l'extrême droite.
Nos missions de sauvetage invoquent le droit maritime international, reposent sur des principes humanitaires reconnus sur le plan international et ont été coordonnées par le quartier général compétent à Rome.
Jugend Rettetdans un communiqué
Face à ces suspicions, le gouvernement italien a instauré en juillet 2017 un code de bonne conduite qui impose aux ONG une grande transparence et surtout des opérations entièrement régies par les gardes-côtes italiens. Il les oblige ainsi à accepter un policier à bord et leur interdit, sauf consigne contraire des gardes-côtes, de transférer sur un autre navire les migrants qu'ils auront secourus. Ce code a reçu l'aval de la Commission européenne, mais il a été très critiqué par les ONG.
SOS Méditerranée a ainsi jugé qu'il ne pouvait "se substituer au droit maritime international" et qu'il participait "à la campagne de dénigrement des ONG". L'ONG a fini par accepter de le parapher, après l'introduction de trois amendements, expliquait son président au Monde : "Pas d’opération de police à bord pendant les vingt-quatre premières heures ; pas d’armes à bord, sauf dans certains cas ; et le fait de permettre les transbordements."
En résumé…
• Le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, affirme que "certains navires d'ONG étaient (...) en contact téléphonique direct avec des passeurs". Il assure que ces faits sont confirmés par deux rapports de l'agence européenne de contrôle des frontières, Frontex.
• Frontex dément avoir documenté la moindre "collusion" entre ONG et passeurs dans ses rapports. L'agence évoque certes des appels à l'aide de téléphones satellitaires, mais ceux-ci ont été passés aux gardes-côtes italiens, et non aux ONG, par des migrants sur ordre des passeurs.
• Un procureur sicilien a fait une série de déclarations fracassantes en 2017 sur des "contacts directs" entre passeurs et ONG, mais il a finalement reconnu qu'il n'avait pas de "preuves", uniquement des "suspicions".
• Un autre procureur italien a fait saisir un navire d'une ONG allemande en 2017, le Iuventa de Jugend Rettet, mais les humanitaires assurent avoir respecté le droit international et agi en lien avec les autorités italiennes.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.