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Radicalisme : les francophones plus sensibles aux sirènes de Daech ?

Une étude américaine tente d'expliquer que le fait d'être francophone serait un facteur permettant de prédire une radicalisation islamiste, mais la théorie est battue en brèche par d'autres chercheurs. L'ambassadeur de France aux États-Unis, quant à lui, ne décolère pas.
Article rédigé par Frédérique Harrus
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6min
 

Quand deux chercheurs américains se penchent «sur la radicalisation des jeunes musulmans sunnites dans le monde», ils peuvent arriver à des conclusions pour le moins surprenantes... 
L'un des deux, William McCants, est l'auteur de l'ouvrage «The ISIS Apocalypse» sur le groupe Etat islamique, il est un spécialiste reconnu du monde islamique au sein du Center for Middle East Policy, spécialisé dans la politique des États-Unis dans cette région. 

Pourcentage, pas valeur absolue
En ne se référant pas au nombre lui-même de combattants, mais à la proportion de ces «engagés volontaires» étrangers dans les rangs de l'Etat islamique rapportée au nombre de musulmans du pays concerné, le chiffre explose, «par habitant musulman, la Belgique produit nettement plus de combattants étrangers que le Royaume-Uni ou l'Arabie Saoudite». «Aussi bizarre que cela puisse paraître, quatre des cinq pays enregistrant les plus forts taux de radicalisation dans le monde sont francophones, dont les deux premiers en Europe», relèvent ces deux chercheurs dans un article intitulé "The French Connection", (lien en anglais) publié ici dans Brookings .

Grille de lecture 
Ils affinent même leurs critères en spécifiant «que le premier facteur n'est pas qu'ils [ces djihadistes NDLR] viennent d'un pays riche ou non ou d'un pays éduqué ou non; le premier facteur n'est pas non plus qu'ils soient eux-mêmes riches ou non, qu'ils aient un bon accès à l'internet ou pas. Le premier facteur est, selon eux, qu'ils proviennent d'un pays francophone ou qui a eu le français comme langue nationale». Ils corrèlent cette caractéristique avec un sous-ensemble qui leur semble pertinent, le milieu urbain et le taux de chômage.

Rajoutez à cela un terrain sur lequel le rapport à la laïcité est considéré par les auteurs de l'étude, comme beaucoup plus tendu que dans les pays anglo-saxons «L'approche française de la laïcité est plus incisive que, disons, l'approche britannique. La France et la Belgique, par exemple, sont les deux seuls pays européens à bannir le voile intégral dans les écoles publiques» et si tous ces critères sont réunis, alors, selon eux, la France avec sa «laïcité agressive» fera le reste et la radicalisation deviendrait prédictible. 

Même si William McCants et Christopher Meserole concèdent en être réduits à une «conjecture», ils la développent ainsi :  «Nous supposons que lorsqu'il existe de fortes proportions de jeunes sans emploi, certains d'entre eux sont voués à la délinquance. S'ils vivent dans des grandes villes, ils ont davantage d'occasions de rencontrer des gens ayant embrassé une doctrine radicale. Et quand ces villes sont dans des pays  francophones ayant une conception virulente de la laïcité, alors l'extrémisme sunnite apparaît plus séduisant».

Gérard Araud,l'ambassadeur de France aux Etats-Unis, s'est étouffé en découvrant cela et à twitté de son compte personnel : 

This text doesn't make any methodological sense. An insult to intelligence. From Proust to Daesh?

(Ce texte ne fait aucun sens méthodologique. C'est une insulte à l'intelligence. De Proust à Daech (le groupe Etat islamique)? )

Affiche du gouvernement québécois répertoriant les signes religieux ostentatoires   (GOVERNMENT OF QUEBEC / ANADOLU AGENCY)

La contre-attaque
Il n'est pas le seul à s'émouvoir de cette approche. Olivier Decottignies, un autre diplomate français actuellement en résidence au Washington Institute, s'élève contre cette démonstration qu'il pense spécieuse, tronquée et orientée. Dans un article intitulé The french disconnection  (lien en anglais), il s'inscrit en faux et démonte le raisonnement. Il déplore entre autres, que les auteurs, en parlant d'une «culture politique française», nient la diversité du monde francophone; ce serait comme «penser une culture politique anglaise [qui] engloberait les États-Unis, les îles Palau et le Zimbabwe de Robert Mugabé.» A titre de comparaison, Olivier Decottignies propose «de remplacer [dans l'étude NDLR] le mot "français" par Arabes, Latinos ou n'importe quel autre groupe».

Il regrette que «les deux chercheurs qui avaient initialement comme objectif d'observer la radicalisation sunnite dans le monde entier se soient finalement restreints et cantonnés à ces deux pays européens qui représentent à peine 1% de la population mondiale. Les auteurs sont passés des pays francophones en général aux pays francophones riches en particuliers, puis aux pays francophones riches avec une approche agressive de la laïcité. Des 29 Etats ayant le français comme langue officielle, l'étude n'en nomme aucun sorti de la France et de la Belgique».

Une théorie séduisante
Après cette méthodologie remise en cause, ce sont aussi les postulats de départ qui sont battus en brèche. Par exemple, Olivier Decottignies fait remarquer que seuls 45% des habitants de la Belgique sont francophones. Ou encore qu'ils associent en un seul tout politique une France républicaine avec une Belgique royaliste. Il n'empêche que ces idées semblent en avoir séduits certains. Un imam de Nice (lien en italien) «comprend» les adhésions à Daech, même s'il admet réprouver la violence, expliquant que la laïcité française est la cause du type d'action criminelle qui a frappé la Promenade des Anglais à Nice le 14 juillet 2016. Cette laïcité française, qui provoquerait à elle seule selon lui, « la discrimination des musulmans en France, les attaques islamophobes et interdit l'usage public de symboles religieux ».  

Deux visions de la laïcité s'opposent dans le monde. Schématiquement, une française avec une pratique religieuse libre dans la mesure où elle est non ostentatoire et reste dans la sphère privée, et une laïcité anglo-saxonne où chacun peut afficher son appartenance religieuse et sa pratique partout dans l'espace public. Bref, si cette théorie détonnait par son résultat pour le moins inattendu, il semble qu'en réalité ses auteurs tenants d'une laïcité plus anglo-saxonne, aient exploité et interprété leurs données jusqu'à ce qu'elles «disent» ce qu'ils avaient envie de démontrer...

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