Jacques Delors, ancien ministre de François Mitterrand et président de la Commission européenne, est mort à l'âge de 98 ans
L'Union européenne perd l'un de ses plus éminents bâtisseurs. Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985 à 1995, est mort à l'âge de 98 ans, a annoncé mercredi 27 décembre sa fille, la maire de Lille, Martine Aubry. L'ancien ministre de l'Economie et des Finances de François Mitterrand (1981-1984) restera aussi dans les mémoires comme l'homme qui n'a pas saisi sa chance lors de l'élection présidentielle de 1995. "Il y a une part de regret bien sûr. Peut-être que comme président, j'aurais pu faire avancer davantage certaines choses qui me tenaient à cœur", reconnaissait-il en mai 2022 dans le documentaire Jacques Delors, itinéraire d'un Européen, réalisé par Cécile Amar et diffusé sur France 5.
"Mais quand on a pris une décision, on doit l'assumer."
Jacques Delorsdans le documentaire "Jacques Delors, itinéraire d'un Européen"
Son choix de ne pas briguer l'Elysée, annoncé le 11 décembre 1994 dans la célèbre émission politique "7 sur 7" sur TF1, avait surpris toute la classe politique et médiatique, à commencer par la présentatrice Anne Sinclair. Ce jour-là, l'ancien ministre, bien placé dans les sondages, arrive un quart d'heure avant la prise d'antenne et se rend directement au maquillage. "Il fait sortir tout le monde, les dirigeants de TF1 y compris. Et il me dit : 'Je n'y vais pas', raconte Anne Sinclair à franceinfo. A ce moment-là, j'accuse le coup comme citoyenne parce que je souhaitais sa candidature."
Puis vient le direct et, pendant la première partie de l'émission, la journaliste a comme un doute. "Son analyse de la société était telle qu'elle induisait qu'il fallait qu'il y aille. Tout au long de cette première demi-heure, je passais mon temps à me dire : 'Mais tu as mal entendu, en fait, il y va !'" Mais après une coupure publicitaire, Jacques Delors met fin au suspense. "J'ai décidé de ne pas être candidat à la présidence de la République. Ce n'est pas une décision qui fut facile à prendre." Il évoque des raisons personnelles comme son âge, mais aussi la situation politique. "J'ai considéré qu'une partie du Parti socialiste ne me soutiendrait pas autant qu'il le faudrait, expliquait-il en 2021 au magazine Le Point. Cette situation risquait de m'empêcher d'agir comme je le croyais bon pour la France."
De son propre aveu, ce renoncement met fin à son parcours politique. "1994, c'était franchement − même si je ne m'en suis pas rendu compte immédiatement − renoncer à la politique. Et renoncer à la politique, ce n'est pas renoncer aux glorioles, c'est renoncer au fait de faire quelque chose d'utile à un endroit", confie-t-il à la journaliste Cécile Amar dans L'homme qui ne voulait pas être roi. Conversations avec Jacques Delors (Grasset, 2016). "Il ne regrette pas la décision qu'il a prise, car au moment où il la prend, il sait qu'il ne pourra pas gouverner. Mais ce qu'il regrette, c'est qu'une fois qu'il dit non, c'est la fin de sa carrière. Il a 69 ans et il pouvait encore faire plein de choses", explique à franceinfo Cécile Amar, restée proche de la famille Delors.
De la Banque de France à Matignon
Fils d'un Corrézien et d'une Auvergnate, Jacques Delors naît en juillet 1925 et grandit dans un milieu modeste. "Ils habitaient un tout petit appartement dans le 11e arrondissement [à l'époque un quartier populaire de la capitale], raconte sa fille Martine Aubry sur France 5. Mon grand-père travaillait à la Banque de France, comme huissier, et ma grand-mère faisait des chapeaux à domicile." La guerre pousse la famille sur la route. Les Delors se réfugient chez des proches en Auvergne.
De retour à Paris, Jacques Delors envisage une carrière dans le cinéma ou dans le journalisme, mais son père le pousse à réorienter son projet professionnel. Il obtient alors une licence en droit et suit les traces paternelles à la Banque de France, où il adhère dès le premier jour à la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC).
"Les syndicats, pour moi, c'est la défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs. Ils sont pour moi indispensables."
Jacques Delorsdans le documentaire "Jacques Delors, itinéraire d'un Européen"
La CFTC est une organisation inspirée par la doctrine sociale de l'Eglise. Militant de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), Jacques Delors n'a jamais caché ses convictions religieuses. "Etre catholique, être croyant, pour moi, ce n'est pas important, c'est vital", expliquait-il sur France 5. Grâce à son activité syndicale, il entre au Conseil économique et social et se fait remarquer par ses compétences dans la négociation sociale.
Ses différents rapports attirent l'attention et il entre en 1962 au Commissariat général au Plan, où il s'occupe des affaires sociales et culturelles, comme le détaille l'Institut Jacques Delors. En 1969, il fait son entrée à Matignon et devient chargé de mission du nouveau Premier ministre gaulliste Jacques Chaban-Delmas. Il participe avec Simon Nora au projet de Nouvelle Société, un plan de modernisation de la France qui tente d'apporter une réponse aux événements de Mai-68.
"Il disait souvent que ses plus belles années, c'était au Commissariat au plan, et que sa plus belle expérience politique, c'était Chaban. La ligne directrice de tout ça, c'est la négociation sociale, commente Cécile Amar. Son héritage politique, cela restera la négociation sociale et le fait de faire de la politique en étant toujours attentif à ce que les syndicats soient écoutés, à ce que les lois soient discutées, à ce qu'on cherche un compromis social…"
"La rigueur est inséparable de toute politique"
L'expérience Chaban se termine en 1972. Jacques Delors revient à la Banque de France en tant que membre du Conseil général et devient professeur associé en économie à l'université Paris-Dauphine. Mais la politique n'est jamais loin. Il adhère en 1974 au Parti socialiste et rejoint le courant de François Mitterrand. Il devient député européen en 1979 et ministre de l'Economie et des Finances après l'arrivée de François Mitterrand à l'Elysée en 1981. Son image de modéré est censée rassurer les marchés. Il tente alors de tenir les cordons de la bourse face à la volonté réformiste issue des 110 propositions du programme socialiste.
"Dès le début, j'ai joué un peu le frein. Je n'étais pas le seul, mais j'étais un peu l'emmerdeur numéro 1."
Jacques Delorsdans le documentaire "Jacques Delors, itinéraire d'un Européen"
Le ministre des Finances annonce rapidement une pause dans les réformes et entame une politique d'austérité avec, notamment, le blocage des prix et des salaires. La période est difficile pour lui, d'autant qu'il perd son fils Jean-Paul, emporté par une leucémie en 1982. Mais l'année suivante, il voit quand même ses idées triompher avec le tournant de la rigueur choisi par François Mitterrand, qui permet de maintenir la France dans la construction européenne. "J'étais heureux qu'on revienne à la rigueur. La rigueur n'est pas qu'une notion de droite, la rigueur est inséparable de toute politique qui veut réussir", commentait-il sur France 5.
Avec le départ de Pierre Mauroy de Matignon, il se retrouve dans la liste des pressentis au poste de Premier ministre. "Nous étions trois dans une sorte de salon de dentiste. Bérégovoy, Fabius et moi", racontait-il encore sur France 5. [François Mitterrand] nous a pris les uns après les autres. C'est là qu'il m'a proposé d'être Premier ministre." Mais Jacques Delors demande le contrôle de Bercy pour accepter le poste, ce qui lui bloque la route. Et c'est finalement Laurent Fabius qui s'installera rue de Varenne.
"L'une des pensées qui ont construit l'Europe"
Pour Delors, le lot de consolation se trouve à Bruxelles. François Mitterrand souhaiterait que la Commission européenne soit dirigée par un Français. Le chancelier allemand Helmut Kohl donne son accord, mais pose une condition : il veut Jacques Delors. Ce dernier se prépare donc à prendre le poste de président de la Commission en travaillant sur un projet après avoir fait le tour des capitales européennes. Pendant dix ans, il va ainsi réveiller la coopération européenne et approfondir l'intégration. "Delors a fait ce qu'il a fait de mieux, c'est-à-dire imaginer. Il est arrivé à Bruxelles avec son projet social-démocrate et avec l'objectif de faire avancer le projet intérieur", raconte à franceinfo Pascal Lamy, ancien commissaire européen et ami de Jacques Delors.
L'Acte unique européen entre en vigueur en 1987 et permet de terminer la construction d'un marché unique. Le texte met en place une liberté de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. "Je me suis dit que, peut-être, le grand marché plairait aux libéraux, bien sûr, mais aux socialistes aussi car c'est la perspective d'un accroissement des richesses et des marchés", confiait-il à France 5. Il pose aussi les jalons du programme Erasmus, qui facilite l'accès à une année d'études à l'étranger pour les étudiants européens. "Erasmus, j'ai eu l'idée avant même d'être président de la Commission. Mon problème, c'était de convaincre madame Thatcher, j'y suis arrivé", racontait-il encore sur France 5.
"L'ère Delors, c'est le moment européen dont tout le monde se souvient. Quand ça va, on dit : 'Du temps de Delors, ça allait mieux', et quand ça ne va pas, on dit : 'Avec Delors, ça irait mieux', constate Pascal Lamy. Il avait une vision et une méthode qui ont relancé l'intégration comme projet historique. Il restera une pensée extrêmement structurée et une méthode qui consiste en un mélange de pédagogie, de négociation, de ruse parfois. Il restera comme l'une des pensées qui ont construit l'Europe. Il a été à la fois architecte et maçon."
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