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Géorgie : quatre questions sur la mobilisation contre une loi ciblant médias et ONG, qui a fait reculer le gouvernement

Le parti au pouvoir a annoncé le retrait du texte controversé, tout en promettant des consultations publiques pour "mieux expliquer" ses objectifs.
Article rédigé par franceinfo avec AFP
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Des manifestants sont dispersés avec des canons à eau lors d'un rassemblement contre un projet de loi sur des "agents d'influence étrangère", le 8 mars 2023 à Tbilissi (Géorgie). (ZURAB TSERTSVADZE / AFP)

Après 48 heures de mobilisation, il a finalement fait marche arrière. Le parti au pouvoir en Géorgie, Rêve géorgien, a annoncé, jeudi 9 mars, le retrait d'un projet de loi largement dénoncé qui visait les médias et ONG. Le texte avait déclenché mardi et mercredi des manifestations massives, durement réprimées dans cette ancienne république soviétique du Caucase.

"En tant que parti de gouvernement responsable envers chaque membre de la société, nous avons décidé de retirer de façon inconditionnelle ce projet de loi que nous soutenions", a déclaré le parti, dans un communiqué publié sur son site. Rêve géorgien estime que le projet de loi a été "présenté sous un mauvais jour de façon trompeuse", et promet de lancer des consultations publiques pour "mieux expliquer" le but de ce texte. La porte n'est donc pas complètement fermée pour un retour futur de ce projet de loi au Parlement. 

Mercredi soir, la police géorgienne a dispersé avec gaz lacrymogènes et canons à eau plusieurs dizaines de milliers de manifestants dénonçant ce projet de loi, qu'ils estimaient inspiré de la Russie. Franceinfo revient en quatre questions sur cette loi très controversée et le mouvement qui a permis d'aboutir, à ce stade, à son retrait. 

1 Que prévoyait ce projet de loi ? 

Comme l'explique l'organisation Human Rights Watch*, le 14 février dernier, plusieurs membres de la majorité parlementaire ont déposé une proposition de loi sur "la transparence de l'influence étrangère". Celle-ci, soutenue par Rêve géorgien, imposait aux médias géorgiens ainsi qu'aux ONG recevant 20% ou plus de leurs revenus annuels d'un "pouvoir étranger", de se déclarer comme "agents d'influence étrangère" auprès du ministère de la Justice. Un "pouvoir étranger" était défini par le texte comme des individus étrangers, des associations, des entreprises ou encore des agences gouvernementales étrangères, précise Human Rights Watch. Selon la proposition, les ONG et médias concernés devaient fournir toutes les informations sur ces financements, et risquaient jusqu'à 9 000 euros d'amende en cas de déclaration financière incomplète. 

Le 22 février, les élus à l'origine de cette proposition ont déposé une version actualisée du texte, incluant et visant des individus comme possibles "agents d'influence étrangère" : il pourrait s'agir, d'après le projet de loi, de personnes ayant des activités politiques ou travaillant comme conseiller en relations publiques. La nouvelle version du texte évoquait également des peines allant jusqu'à cinq ans de prison visant les contrevenants.

2 Que dénonçaient ses opposants ? 

Les personnes s'opposant à ce projet notaient que cette proposition était inspirée d'une loi russe, qui réprime les médias et voix critiques dans le pays. "Ceux qui ont continué à fonctionner sont devenus des victimes de contrôle, de harcèlement et de répression croissants. La loi russe n'est pas le choix de la Géorgie", ont déclaré dans un communiqué commun (en géorgien) quelque 400 ONG et médias géorgiens. Le projet, selon eux, serait "une attaque contre les valeurs géorgiennes clés de dignité, d'indépendance et de solidarité", tout en nuisant "gravement à l'intégration du pays à l'Europe". La Géorgie aspire à rejoindre l'Union européenne et l'Otan, et a déposé formellement sa candidature pour intégrer l'UE, avec l'Ukraine et la Moldavie, peu après le début de l'invasion russe de l'Ukraine.

Pour Hugh Williamson, directeur pour l'Europe et l'Asie centrale à Human Rights Watch, ce projet de loi visait "clairement à restreindre des groupes et des médias cruciaux, viole les obligations internationales de la Géorgie et aurait un effet dissuasif grave sur les groupes et individus travaillant à la protection des droits de l'homme, de la démocratie et de l'Etat de droit" dans le pays. Signe de l'inquiétude grandissante en Occident, le chef de la diplomatie de l'Union européenne, Josep Borrell, a condamné mercredi le projet de loi, le jugeant "incompatible" avec les valeurs de l'UE et l'objectif géorgien de rejoindre le bloc européen.

3 Comment s'est déroulée la mobilisation ? 

L'adoption mardi de ce projet de loi sur les "agents d'influence étrangère", en première lecture, a provoqué le rassemblement le soir même de plusieurs milliers d'opposants à Tbilissi. Lors de cette manifestation, en grande partie pacifique, au moins un manifestant a lancé un cocktail Molotov sur un cordon de policiers anti-émeutes, selon la télévision publique Pireli TV. Les manifestants ont ensuite été dispersés à coups de gaz lacrymogènes et de canons à eau. Selon les autorités, les forces de l'ordre ont interpellé au moins 77 personnes, et "près de 50 policiers" ainsi que des civils ont été blessés. Le parti d'opposition Girchi a annoncé que son chef, Zourab Japaridze, avait été violemment matraqué par des policiers et placé en détention. Le président de Rêve géorgien, Irakli Kobakhidze, a pour sa part dénoncé l'action de "radicaux".

L'opposition a par la suite appelé à une nouvelle mobilisation, mercredi. "A partir de 15 heures, les Géorgiens vont se réunir sur l'avenue Roustavéli [à Tbilissi] et cela va continuer tous les jours. L'avenue sera géorgienne et pas russe, jusqu'à la victoire", avait lancé mardi soir Nika Melia, figure du Mouvement national uni, une formation d'opposition créée par l'ancien président emprisonné Mikheïl Saakachvili. Ces manifestations, mercredi, ont rassemblé plusieurs dizaines de milliers de personnes. "Non à la loi russe !", scandait la foule, brandissant des drapeaux de la Géorgie et de l'Union européenne. La police a ordonné aux manifestants réunis devant le Parlement de se disperser, puis a fait usage de gaz et de canons à eau, selon un journaliste de l'AFP présent sur place.

Jeudi, le ministère de l'Intérieur géorgien a annoncé la libération des manifestants arrêtés depuis mardi. "Toutes les personnes arrêtées les 7 et 8 mars, lors des manifestations près du Parlement, par les employés des différentes structures du ministère de l'Intérieur conformément au Code des infractions administratives, ont été libérées", a déclaré le ministère dans un communiqué.

4 Quelle est la situation politique actuelle en Géorgie ? 

La présidence géorgienne et le gouvernement sont clairement divisés sur la proposition de loi. La présidente, Salomé Zourabichvili, a demandé que la loi soit "abrogée", promettant d'y apposer son veto (même si celui-ci peut être surmonté par le parti au pouvoir et sa majorité au Parlement). La dirigeante s'est également dite "aux côtés" des manifestants. "Vous représentez aujourd'hui la Géorgie libre qui voit son avenir dans l'Europe, et qui ne laissera personne lui voler cet avenir", a-t-elle déclaré. "C'est une menace à notre avenir européen", a-t-elle répété sur France 24

De récentes mesures prises par le gouvernement ont toutefois mis à mal ces aspirations européennes, et soulevé des doutes sur les liens entre le parti au pouvoir et le Kremlin. Le Premier ministre géorgien, Irakli Garibashvili, a affirmé que sa politique à l'égard de Moscou était "équilibrée" et visait à assurer "la paix et la stabilité". Selon Human Rights Watch, les membres du parti au pouvoir ont récemment été "de plus en plus critiques des organisations de la société civile et des médias soutenant l'opposition dans le pays". 

L'UE, qui avait accordé un statut de candidat à l'Ukraine et à la Moldavie, a demandé que la Géorgie procède à plusieurs réformes avant d'obtenir un statut similaire. "Après avoir manqué le statut de candidat en 2022, le parti au pouvoir a tout fait pour 'persuader' les partenaires européens qu'il ne méritait pas ce statut", dénonce Sergi Kapanadze, du groupe de réflexion Grass, cité par le centre de Stockholm pour les études sur l'Europe de l'Est*. Ce dernier évoque notamment "l'arrestation du journaliste Nika Gvaramia, les mauvais traitements infligés à l'ancien président Mikheil Saakashvili" ou encore une "polarisation accrue". Un autre chercheur cité par l'institut suédois, Shota Gvineria, évoque de son côté "la position ouvertement pro-russe des autorités géorgiennes qui s'est manifestée après l'invasion russe de l'Ukraine". 

*Ces liens renvoient vers des contenus en anglais. 

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