: Reportage Grèce : après la catastrophe ferroviaire, usagers et cheminots font part de leurs craintes face à l'état "tragique" du réseau
Sous un soleil de plomb en gare d'Athènes, Nadia prend place dans un train quasi bondé à l'approche de la Pâques orthodoxe, mi-avril. La trentenaire grecque, frange courte et bras tatoués, rejoint sa famille à Larissa, sa ville natale, dont le nom résonne désormais tristement. C'est là, sur la ligne Athènes-Thessalonique, qu'une collision frontale entre deux trains a tué 57 personnes, le 28 février, soit la pire catastrophe ferroviaire dans l'histoire du pays. "C'est la première fois que je reprends le train depuis l'accident. J'ai peur", confie-t-elle, le sourire nerveux. Ses parents lui ont demandé de réserver un siège en voiture 5, où, un mois et demi plus tôt, "tous les passagers ont survécu".
La catastrophe a déclenché une colère populaire dirigée contre le gouvernement, face à l'état du réseau ferré et d'autres services publics. En 2018, la Grèce était le pays de l'Union européenne comptant le plus de décès lors d'accidents ferroviaires, en proportion des kilomètres parcourus par les trains, selon une enquête de l'Institut méditerranéen pour le journalisme d'investigation*. Le choc du 28 février a mis en lumière les "faiblesses chroniques" du secteur, a admis le gouvernement de droite de Kyriakos Mitsotakis, poussé à fixer la date des élections législatives, jusqu'alors indéterminée, au 21 mai.
Quelques sièges derrière Nadia, Dimitris monte aussi pour la première fois dans le train depuis le drame. L'étudiant-chercheur en architecture avait emprunté la ligne peu avant cet accident qui l'a laissé "sous le choc". Ses proches sont inquiets de le savoir à nouveau à bord. "Ils m'ont demandé : 'Pourquoi ?' Mais c'est impossible de ne pas prendre le train." Nadia non plus n'a "pas d'autre option", elle qui effectue de tels trajets depuis bientôt vingt ans. "J'ai pris ce train tellement de fois. L'accident m'a vraiment fait paniquer."
L'Athénienne a déjà remarqué certains manques du réseau ferré. Hormis la ligne régionale qui conduit vers l'est de la capitale, le service "n'a jamais été très bon". Les barrières de sécurité "fonctionnent mal" à Larissa, "soit elles sont ouvertes tout le temps, soit elles ouvrent et ferment de façon aléatoire". L'usagère évoque aussi les trains qu'elle empruntait en 2009 du temps de ses études, dans le nord du Péloponnèse. "C'était terrible, ils dataient de 1960. Ils roulaient encore au charbon de bois", décrit-elle. Aujourd'hui, cette ligne est fermée.
La "colère" de Nadia reste vive, plus d'un mois après la catastrophe. Elle en veut notamment aux responsables qui ont "ignoré les lettres d'alerte" des syndicats sur l'état du réseau. Un de ces courriers date du 7 février, trois semaines avant l'accident. "Nous ne pouvons pas attendre le prochain accident pour les voir [les autorités] verser des larmes de crocodile, lit-on dans ce texte relayé par le New York Times*. Qu'attendent-ils d'autre pour intervenir ?"
Nadia dénonce aussi le clientélisme, surtout la nomination du chef de gare de Larissa, un homme peu expérimenté et "placé" là. Le jour de la collision, cet agent en poste depuis moins de deux mois était seul aux commandes. Pour le régulateur grec des chemins de fer (RAS), cité par l'AFP mi-mars, il n'a "pas pu être prouvé" que "le personnel (...) dont faisait partie le chef de gare" avait terminé "sa formation théorique et pratique". Les feux de signalisation étaient également défaillants, ont dénoncé des syndicats et agents de sécurité, selon le New York Times. Un système de contrôle plus automatisé devait être mis en place il y a plusieurs années, mais il a été retardé.
Si des travaux de modernisation avaient été mis en œuvre, "cet accident aurait été pratiquement impossible", a concédé le Premier ministre le 5 mars, dans un message publié sur Facebook où il demande "pardon" à "tous, mais surtout aux proches des victimes".
Pendant un mois, aucun train n'a circulé sur les quelque 600 kilomètres qui séparent Athènes de Thessalonique. Le trafic a lentement repris le 3 avril, a rapporté le journal Ekathimerini*. Dans le train de retour vers la capitale, Panos Loulakidis s'est installé dans la voiture-bar. "Je prends cette ligne souvent, une à deux fois par mois", raconte ce père de famille divorcé. Son trajet est ponctué par les appels d'amis inquiets, qui "demandent si tout va bien" à bord du train.
A bord, le bar est spacieux et bien aménagé. Les voitures sont modernes, les sièges en velours confortables. "Les conditions de transport sont bonnes, c'est propre, le problème, ce sont les retards", décrit le Grec au visage rond et à la voix discrète. Pour lui, la privatisation d'une partie du service en 2017 – le transport des passagers et le fret – a ainsi eu des effets positifs. La compagnie publique italienne Ferrovie dello Stato italiane a racheté l'entreprise publique grecque de transports de marchandises et de passagers, pour en confier la gestion à sa filiale privée Hellenic Train. Dans le même temps, la gestion du réseau est restée aux mains de l'Organisme des chemins de fer de Grèce (OSE).
Pour le chercheur Manos Matsaganis, cette division a entraîné "de nettes améliorations", avec des trains notamment plus rapides. A l'inverse, l'économiste, professeur à l'Ecole polytechnique de Milan et directeur au sein du think tank grec Eliamep, dénonce des problèmes de "management indifférent" au sein du service public, avec certains encadrants "nommés politiquement" et d'autres salariés qui préféraient "faire les choses à l'ancienne".
"Avant, il y avait trois chefs de gare ici"
Le long de l'axe entre les deux plus grandes villes de Grèce, l'état du réseau est inégal. La station où descend d'habitude Panos Loulakidis est "davantage un bâtiment historique qu'une gare", souffle-t-il en souriant. Même chose à Livadia, à 130 kilomètres au nord d'Athènes. Le bâtiment principal, le seul qui ne soit pas laissé à l'abandon, est une maison en pierre décrépie, aux murs et panneaux tagués, dont les écrans fonctionnent mal. Les voyageurs doivent traverser les voies pour rejoindre le quai d'en face, où un abri à la vitre brisée les attend. Une autre gare n'a plus de chef, se lamente le président de l'association panhellénique des retraités du train, Sotiris Raftopoulos.
Dans la région d'Athènes, l'ancien cheminot nous guide jusqu'à une gare abandonnée, entourée des monts arides de l'Attique. Près de ces voies où la nature a repris ses droits, un tag appelle à "ne jamais oublier le crime" du 28 février. Pour le technicien retraité, le décor est à l'image du réseau ferré grec, délabré.
Le service public des trains "était en train de dépérir depuis longtemps", mais la cure d'austérité imposée par les créanciers de la Grèce dès 2010, en contrepartie d'un plan de sauvetage, a selon lui "accéléré" son délitement. La situation est devenue "tragique", lâche le fils de cheminot, qui a passé 38 ans sur les rails.
"Si nous sommes honnêtes, nous n'avons plus de chemin de fer en Grèce."
Sotiris Raftopoulos, président de l'association panhellénique des retraités du trainà franceinfo
Avant l'entrée en vigueur de la politique d'austérité, l'entreprise publique du secteur ferroviaire cumulait une dette de 11 milliards d'euros, selon le Financial Times*. Un "chaos financier", de l'avis d'un ancien dirigeant de la compagnie publique des chemins de fer grecque cité par le journal. Des économies étant inévitables, la compagnie a vu ses effectifs fondre, de 12 500 à 2 600 personnes, selon le quotidien. De nombreux salariés ont été mutés vers d'autres ministères. "Un technicien avec 30 ans d'expérience était envoyé au ministère de la Culture. Ça n'avait aucun sens", raconte Sotiris Raftopoulos. Dans cette logique, "des gens sans expérience ont été placés à des postes importants de chefs de gare", sur fond d'un clientélisme rampant. Avec la privatisation de 2017, "les contacts entre les équipes du réseau, de la structure et celles des trains ont commencé à être plus difficiles. Les trains et les rails, ça ne peut pas être deux entités différentes."
A Acharnes, le retraité nous dirige vers une gare aux panneaux rouillés, comme abandonnée. Le bâtiment de pierre, vétuste, est fermé. "Avant, il y avait trois chefs de gare ici !" Pourtant, la gare est toujours desservie. Des trains nationaux la traversent et d'autres s'y arrêtent. Piétons et voyageurs foulent dangereusement les rails, sous lesquels on aperçoit de vieilles traverses en bois. "Elles ont été posées il y a plus de 30 ans", bien au-delà de leur durée de vie théorique, pointe Sotiris Raftopoulos. Une situation à ses yeux "surréaliste" sur l'axe principal de la Grèce.
La récente catastrophe et la colère populaire ont entraîné un lot de promesses tant de la part de la compagnie qui gère le réseau que des responsables politiques. La vitesse des trains a été réduite et chaque station compte désormais deux chefs de gare et deux ingénieurs de garde. En cas de victoire dimanche, le Premier ministre a promis l'installation complète de systèmes électroniques de sécurité d'ici à la fin septembre.
Au huitième étage de l'imposant siège de l'OSE, à Athènes, le technicien Thanasis Leventis, 41 ans de métier, sort de huit heures d'une réunion du conseil d'administration. Dans l'entreprise meurtrie par l'accident, "ce n'est pas la joie, on se sent tous un peu responsables même si nous ne le sommes pas", confie le syndicaliste. Il assure que "la sécurité a toujours été la priorité" et refuse de parler d'un réseau ferré devenu "dangereux". "Mais il n'est en aucun cas ce qu'il devrait être", convient-il, avant de se montrer sombre : le drame du 28 février "n'était pas le premier accident, et on pense que ce ne sera pas le dernier".
*Ces liens renvoient vers des contenus en anglais.
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