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Femmes de réconfort: la mise au point du Japon

Près de 70 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, l’affaire des «femmes de réconfort», ces jeunes Asiatiques prostituées pour le compte des militaires nippons pendant le conflit, reste un domaine ultra-sensible au Japon.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Des citoyens japonais agitent le drapeau national pendant une apparition de l'empereur Akihito et sa famille au palais impérial à Tokyo, à l'occasion du Nouvel an, le 2 janvier 2014. (Reuters - Yuya Shino)

Une crise à propos des «femmes de réconfort» a éclaté… sur le territoire français dans le cadre du Festival de la BD d’Angoulême (29 janvier-1er février 2014). Tokyo n’a pas apprécié la tenue d’une exposition de manhawa (bande dessinée coréenne), intitulée «Fleurs qui ne se fanent pas». Laquelle présentait le travail collectif d’artistes coréens sur le sujet. La manifestation, sponsorisée par les autorités de Séoul, a été inaugurée le 31 janvier 2014 par la ministre sud-coréenne de l’Egalité des genres et de la famille, Yoonsun Cho. «Je suis persuadée que le sujet des femmes de réconfort ne doit pas être interprété à des fins politiques. C’est un sujet plus global qui est lié au problème de la violation des droits des femmes (…) en temps de guerre», a-t-elle déclaré à cette occasion.

L'affiche de l'exposition «Fleurs qui ne se fânent pas» dans le cadre du Festival d'Angoulême 2014 (DR)

Les autorités japonaises n’ont pas apprécié. Deux jours avant l’inauguration, leur ambassade en France a organisé de manière impromptue un point de presse. Alors que de manière tout aussi impromptue, l’ambassade sud-coréenne a annulé le sien, prévu depuis plusieurs semaines, pour présenter la manifestation.
 
A cette occasion, tout en disant respecter «la liberté d’expression», l'ambassadeur nippon, Yoichi Suzuki, a «regretté vivement que cette exposition ait lieu», celle-ci ne donnant de la question «qu’un seul point de vue». «Un point de vue erroné», selon lui. «Nous ne voulons en aucune façon occulter la question des femmes de réconfort et nous n’avons pas demandé l’interdiction de la manifestation. Mais celle-ci avait des motivations clairement politiques, destinées à instrumentaliser le problème», estiment des officiels japonais.

«Initiatives extrémistes»
«Le sujet nous a été proposé par le gouvernement sud-coréen mais les artistes ont eu toute liberté pour évoquer le sujet, en toute indépendance», a expliqué à l’AFP le délégué général de la manifestation, Franck Bondoux. Dans cette exposition collective, «nous n'avons accepté que les œuvres des auteurs et refusé que s'y trouvent d'autres documents», a-t-il ajouté.

La veille de l'ouverture du Festival, le 29 janvier, les organisateurs avaient ainsi fait fermer le stand d'une association japonaise, après la découverte de contenus à caractère négationniste et révisionniste: publications, banderoles de propagande, croix gammées dans les mangas, a rapporté l’AFP. Par ailleurs, des quotidiens comme Sud-Ouest et La Charente Libre ont reçu une «pétition» émanant de femmes japonaises s’indignant que cette exposition fasse partie du programme.

Œuvre de l'artiste sud-coréen OH Se-young, intitulée «Le printemps d'une fille de 14 ans» et présentée dans l'exposition «Fleurs qui ne se fanent pas». (OH Se-young)

Interrogés à ce propos, des officiels nippons évoquent «des initiatives individuelles extrémistes» qu’ils ne cautionnent pas.

«Il est dommage que celles-ci viennent brouiller l’image du Japon qui est un pays démocratique, à la société civile diversifiée. Dans la presse française, notamment, on a tendance à faire l’amalgame entre ces initiatives et le pays tout entier. Pourtant, une grande majorité de nos concitoyens critiquent sévèrement ces points de vue individuels et sont très sensibles au problème des femmes de réconfort. Il y a dans l’opinion beaucoup de remords pour qui s’est passé pendant la guerre. Malgré cela, à l’étranger, on considère souvent que les Japonais continuent à être coupables malgré les efforts entrepris pour surmonter ce passé. Dans certains cas, il s’agit d’une véritable campagne de dénigrement du pays», poursuivent les officiels. Cela serait notamment le cas en Corée du Sud.   

«Le Japon est pleinement conscient de ses responsabilités»
Pourtant, le Premier ministre Shinzo Abe a déclaré, à propos des femmes de réconfort, «qu’il était profondément affligé à la pensée» de celles «qui ont vécu ces moments douloureux et difficilement descriptibles», rappelait l’ambassadeur Yoichi Suzuki le 29 janvier. Shinzo Abe s’inscrit dans la droite ligne de ses prédécesseurs et n’a aucune intention de ressusciter le Japon d’avant guerre, affirment les autorités de Tokyo. Celles-ci rappellent les déclarations successives de leurs dirigeants. Notamment la déclaration officielle d’août 1993. Et celle du Premier ministre Tomiichi Murayama en date du 15 août 1995.

 «Le Japon est (…) pleinement conscient de ses responsabilités durant la Seconde guerre mondiale», écrit l’ambassade dans un courrier à Géopolis à la suite d’un article sur ce douloureux dossier. Dans ce contexte, insiste le document, les autorités nippones reconnaissent que «la question des ‘‘femmes de réconfort’’ (porte) atteinte à l’honneur et à la dignité de nombreuses femmes»
 
Gratte-ciels dans le district de Shinjuku, avec, en arrière plan, le mont Fuji (11-2-2002) (Reuters - Kimimasa)

Compensations japonaises
Elles expliquent par ailleurs qu’elles ont «versé beaucoup d’argent» pour dédommager les victimes. Notamment «à travers la constitution, le 19 juillet 1995, d’un Fonds pour les femmes asiatiques», écrit la lettre de l’ambassade. «Alimenté par les dons des citoyens japonais, ce fonds apporte un soutien aux ‘‘femmes de réconfort’’ coréennes, philippines et taïwanaises.»
 
Conséquence : une «compensation financière de réparation de 2 millions de yens (a été) versée à chaque ‘‘femme de réconfort’’ aux Philippines, en République de Corée (Corée du Sud, NDLR) ou à Taïwan», soit environ 14.100 euros, pour un montant total de 570 millions de yens (4 millions d’euros), rappelle un document de la représentation diplomatique. Une somme versée, si l’on calcule bien, à quelque 280 victimes. Si ce fonds «proprement dit a été dissous en 2007, le gouvernement japonais procède au suivi des projets» engagés dans ce cadre «dans les pays concernés, y compris la Corée du Sud». «Chaque année», ses représentants «se rendent dans chacun des pays afin de s’entretenir directement avec ces femmes et continuent de leur apporter une aide médicale», explique l’ambassade. 

«Culpabilité»
Un officiel japonais évoque la «culpabilité» ressentie par ses compatriotes, et l’«autocensure» qu’ils se seraient imposée sur les sujets qui touchent à la Seconde guerre mondiale. Ce qui a amené leur pays à verser beaucoup d’argent, de «peur d’être critiqué» à l’étranger.
 
En raison du poids de l’Histoire, notamment avec la colonisation de la Corée, Tokyo et Séoul entretiennent des relations passionnelles, «un peu comme la France et l’Algérie. Dans ce contexte, il y a beaucoup de non-dits», poursuit l’officiel.

L'empereur Akihito et l'impératrice Michiko s'inclinant avant d'assister à une cérémonie marquant le 68e anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale à Tokyo le 15 août 2013. (AFP - The Yomiuri Shimbun)

Côté japonais, on estime donc avoir assez payé. On affirme par ailleurs que les «femmes de réconfort» coréennes survivantes auraient subi «des pressions» pour ne pas toucher les indemnisations japonaises, alors que ces dédommagements ont été acceptés aux Philippines. Et l’on estime qu’il s’agit là d’un moyen de détourner l’opinion coréenne de problèmes intérieurs.

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