Jihadistes français condamnés à mort : pourquoi la justice irakienne est la cible de critiques
Si le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a estimé que les Français condamnés pour leur appartenance au groupe Etat islamique avait bénéficié de procès "équitables", ce n'est pas l'avis des avocats aménés à intervenir dans ces dossiers.
Les jours se suivent et les sentences se succèdent : dimanche 2 juin, un tribunal de Bagdad a condamné à mort deux nouveaux jihadistes français, portant à neuf le nombre de ressortissants de l'Hexagone promis à la peine capitale. La perspective de leur exécution inquiète la France, qui intervient "au plus haut niveau" pour éviter ce scénario, a rappelé la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye sur Europe 1 et CNews, dimanche.
Mais Paris ne dévie pas pour autant de sa position favorable au fait que ces jihadistes soient jugés en Irak, plutôt qu'en France, et ne soient pas rapatriés pour purger leurs peines. "La justice irakienne se fait dans de bonnes conditions, avec une défense qui est présente", a estimé Sibeth Ndiaye, réitérant la position du ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, qui estime que les accusés bénéficient d'un "procès équitable".
Pourtant les défenseurs des droits de l'homme, les ONG et les avocats chargés de défendre ces jihadistes ou leurs familles s'inquiètent des conditions de leurs condamnations. Franceinfo vous explique pourquoi ils critiquent la justice irakienne.
Des défenses limitées pour les accusés
Devant les députés, mercredi, Jean-Yves Le Drian a détaillé les raisons pour lesquelles les procès des jihadistes en Irak sont, à ses yeux, menés dans le respect de leur droit : "Le juge énonce les charges en début d'audience, le prévenu se voit offrir la parole tout au long de l'audience, l'avocat intervient quand il le souhaite." Un point de vue qui agace particulièrement l'avocate Marie Dosé, qui défend des familles de jihadistes jugés en Irak. "Nous n'avons pas la même définition du procès équitable, a-t-elle expliqué sur franceinfo. Demandez à mes confrères irakiens s'ils estiment que, effectivement, c'est un grand bonheur d'exercer les droits de la défense en Irak."
Peut-on imaginer ce que ça veut dire d'arriver dans un procès et de découvrir, à l'audience, un dossier ? Ce n'est pas comme cela que l'on travaille !
l'avocate Marie Doséà franceinfo
Contrairement à ce qui se pratique en France, les avocats des jihadistes jugés en Irak n'ont pas accès à l'enquête et ne savent pas ce qui est retenu contre le prévenu. Ils ne peuvent d'ailleurs "pas s'entretenir avec leurs clients avant le procès", ajoute Nabil Boudi, qui défend deux des onze Français jugés ces derniers jours en Irak, dans les colonnes du Parisien. Et de continuer : "Ils peuvent juste leur chuchoter quelques mots à l’oreille pendant l’audience."
L'avocat irakien de la Française Mélina Boughédir, condamnée à la prison à vie en 2018, avait raconté à franceinfo avoir été menacé par un gradé de l'antiterrorisme irakien quand il avait tenté de rencontrer sa cliente avant le procès. Un journaliste du Parisien qui avait assisté au procès de la Française Djamila Boutoutaou, jugée en même temps que Mélina Boughédir et condamnée à la même peine, avait rapporté que l'avocat de celle-ci, commis d'office, avait "découvert le dossier à l'audience" et que sa défense avait dû se limiter à "reprendre ses arguments", une défense "extrêmement sommaire".
Quant aux avocats français, encore faudrait-il qu'ils parviennent à assister aux procès. "A notre grande surprise, aucun calendrier ne nous a été communiqué", a expliqué Nabil Boudi à franceinfo. Ayant découvert la date des audiences au dernier moment, il n'a pas pu faire son visa à temps, "donc nous n'avons pas pu nous présenter au procès".
Des audiences expéditives
Au-delà de la place accordée aux avocats, c'est la durée des procès de ces jihadistes qui interpelle certains observateurs. Dimanche, l'audience des deux Français condamnés a duré au total moins d'une heure, raconte la journaliste de franceinfo présente sur place, et les deux accusés "n'ont eu que quelques minutes pour s'expliquer".
Un scénario classique dans ces procès, qui s'explique notamment, selon l'avocate Marie Dosé, par le travail lacunaire des enquêteurs irakiens : "Il n'y a pas d'enquête. Les décisions de culpabilité se forgent exclusivement sur des interrogatoires dans les geôles des prisons irakiennes." L'ONG Human Rights Watch note d'ailleurs que "les autorités ne font aucun effort pour solliciter la participation de victimes au procès, pas même comme témoins."
L'ONG, qui envoie des observateurs à nombre de ces procès, explique qu'"à l’exception d’un tribunal, les procès observés par Human Rights Watch depuis 2016 se résumaient à un bref interrogatoire de l’accusé par le juge". Des audiences courtes qui ne permettent pas aux accusés ni aux avocats de développer leurs arguments.
Des aveux contestables
A son procès dimanche, Vianney Ouraghi, un des Français jugés pour son appartenance au groupe Etat islamique, a affirmé qu'il avait appartenu au groupe jihadiste mais jamais combattu, et qu'il ne s'était même jamais rendu en Irak. Face à lui, le juge a détaillé ses aveux en détention, où il aurait reconnu avoir rejoint "un centre d'accueil des combattants étrangers à Mossoul" en Irak. C'est sur cette base qu'il a été condamné à mort.
Or de nombreux avocats et humanitaires accusent l'Irak d'avoir recours à la torture pour extorquer les aveux sur lesquels reposent ces condamnations. Human Rights Watch explique avoir "documenté le recours par les interrogateurs à diverses techniques de torture", dont la simulation de noyade, une méthode qui ne laisse pas de séquelles physiques.
L'autre jihadiste français condamné dimanche, Fodil Tahar Aouidate, avait d'ailleurs vu son procès reporté de six jours après avoir, lors de sa première audience, accusé ses interrogateurs de l'avoir frappé pour obtenir une confession.
Le juge n'a pas posé de questions sur le lieu et la date des actes de torture, ni sur la personne qui l’avait commise, ni sur la méthode de torture.
Human Rights Watchà l'AFP
Il a cependant accordé une expertise médicale, qui a conclu à l'absence de torture, permettant sa condamnation dimanche. Dans le cas d'un autre Français, cette expertise n'avait pas été accordée, affirme l'ONG : "Le juge lui a demandé de soulever sa chemise et, semble-t-il, parce qu’il n’y avait pas signe évident de torture, l’a condamné à mort sans lui poser de questions sur ces allégations."
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