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Juifs de France : "Dans mon entourage, tout le monde veut partir en Israël"

Les récentes manifestations pro-palestiniennes et les débordements antisémites qui les ont émaillées poussent certains juifs français à se poser la question de l'installation en Israël. 

Article rédigé par Tatiana Lissitzky
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Des manifestants pro-palestiniens brûlent un drapeau israélien place de la République, à Paris, le 26 juillet 2014. (ZACHARIE SCHEURER / AFP)

"J'ai peur qu'un jour mes élèves ne découvrent que je suis juive", soupire Sophie H.*, 61 ans, dans le vaste salon de son appartement parisien. Professeure dans un lycée technique de Seine-Saint-Denis, elle affirme avoir vu la parole antisémite se libérer et se généraliser ces dernières années. Tout en gardant le secret sur sa religion, elle est quotidiennement confrontée aux blagues anti-juifs, aux remarques et aux réflexions, sans pouvoir se défendre. "C'est lorsque cela vient des collègues que c'est le plus difficile."

Et les anecdotes ne manquent pas. Il y a quelques semaines, en arrivant dans sa classe de terminale, elle découvre les élèves hilares, smartphones en main et yeux rivés sur les vidéos de Dieudonné. "Pas de Dieudonné dans ma classe, il est raciste", ordonne alors l'enseignante, qui s'entend aussitôt répondre : "Mais on l'aime bien et il a raison pour les juifs." Ambiance. Un climat qui les pousse, elle et son mari, à vouloir rejoindre leurs enfants déjà partis s'installer en Israël. 

Depuis janvier, 4 000 juifs français ont émigré en Israël

Et Sophie est loin d'être la seule dans cette situation. Jamais, depuis la création de l'Etat israélien, ils n'ont été aussi nombreux à quitter l'Hexagone pour faire leur aliyah ("montée" en hébreu). Pas même après la Guerre des six jours, en 1967. Fin août, ils seront 4 000 à avoir rejoint l'Etat hébreu depuis début 2014 et à avoir pris la nationalité israélienne.

Jusqu'à présent, l'Agence juive, organisme israélien paragouvernemental chargé de l'immigration, a reçu plus de 10 000 demandes d'information et organise des réunions, trois fois par semaine, à Paris. "En Ile-de-France, près de 25 000 juifs se posent sérieusement la question de faire leur aliyah dans les prochains mois", affirme à francetv info Ariel Kandel, directeur de l'Agence juive en France. Un chiffre à mettre en rapport avec les estimations selon lesquelles la communauté juive française compte près de 500 000 personnes, ce qui en fait la plus importante d'Europe.

Dynamisme économique, "palmiers et joie de vivre" 

Plusieurs raisons sont invoquées par les candidats au départ. "Je veux avant tout vivre ma religion pleinement et avoir une vraie vie juive", explique ainsi Sophie. "Il y a un attachement très fort des juifs français pour Israël, ajoute Ariel Kandel. Beaucoup ont de la famille là-bas et il y a actuellement un effet de vague qui facilite les départs."

Mais Israël offre aussi de nombreuses perspectives économiques à de jeunes Français qui ne se voient plus d'avenir dans leur propre pays. "Il n'y a presque pas de chômage en Israël", met en avant Ariel Kandel. Le taux de chômage y avoisine les 5%, moitié moins qu'en France (10%). Pour finir, Sophie souligne la qualité de vie qu'offre le pays : "Les palmiers, le soleil, la mer et surtout la joie de vivre de tous les Israéliens." 

En Israël, "ils sont plus inquiets pour nous que pour eux"

Mais, depuis quelque temps, une autre raison pousse les juifs français à partir : l'insécurité qu'ils disent ressentir. "L'indifférence de la société civile sur la question de l'antisémitisme inquiète à long terme les juifs de France", insiste Ariel Kandel. Même si elle a tremblé à l'idée que son fils aîné, 27 ans, réserviste, soit appelé à combattre à Gaza, Sophie préfère savoir ses enfants en Israël : "Alors que c'est la guerre, ils sont plus inquiets pour nous que pour eux. Là-bas, ils ont une armée qui les protège." Elle raconte l'agression dont son fils a été victime, il y a quelques années, devant son lycée du 19e arrondissement de la capitale ; mais aussi celle d'un petit cousin frappé à coups de batte de base-ball, boulevard Voltaire à Paris, alors qu'il sortait de cours.

"La communauté juive est aux abois", assure un membre du Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme (BNVCA), association qui s'est donné pour but de recenser les agressions antisémites et de recueillir les témoignages. Situé au sein du Consistoire, le petit bureau du BNVCA est envahi de dossiers. Parmi eux, celui de Richard, enseignant de 59 ans qui s'est fait agresser en mars dernier à la sortie d'un restaurant casher du 19e arrondissement, comme le relatait Le Parisien. Trois jeunes l'ont frappé au visage avant de dessiner sur son torse un semblant de croix gammée au marqueur.

Pour Sylvain, du BNVCA, le sentiment d'une montée de l'antisémitisme au sein de la communauté n'est pas seulement lié aux récents évènements. "Il est le produit de ces dernières années avec le meurtre d'Ilan Halimi, la tuerie de Mohamed Merah et de Mehdi Nemmouche, l’affaire Dieudonné, ainsi que la manifestation Jour de colère en janvier (où des 'Mort aux juifs' avaient déjà été lancés)."

Manifestation de soutien à Israël, le 31 juillet 2014, devant l'ambassade d'Israël, à Paris. (ANTHONY DEPERRAZ / CITIZENSIDE.COM / AFP)
 

La commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) comptabilise, pour l'année 2013, 423 actes antisémites (voir le rapport p. 277). Les juifs sont victimes de 40% des violences physiques racistes en France, alors qu’ils représentent moins de 1% de sa population, selon le service de protection de la communauté juive (SPCJ), qui travaille en lien avec le ministère de l'intérieur. Par ailleurs, l'organisme enregistre, pour le premier trimestre, une augmentation de 44% des actes antisémites comparativement au premier trimestre 2013, avec 169 actes antisémites.

Et les victimes renoncent souvent à porter plainte, comme l'explique à francetv info Sacha Reingewirtz, président de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) : "L'antisémitisme est tellement banalisé qu'on ne porte plus plainte pour une insulte antisémite. Seuls les actes les plus graves sont répertoriés." 

Le conflit israélo-palestinien, un "alibi" pour libérer la haine

Sacha Reingewirtz voit dans la transposition du conflit israélo-palestinien "un alibi" pour libérer la parole haineuse. "Il faut faire attention à conserver notre identité républicaine. Que l'on soit pro-palestinien ou pro-israélien, nous sommes avant tout français", poursuit le jeune homme. Les récentes tensions ont été dénoncées, dimanche 3 août, lors d'un rassemblement républicain pour la paix, soutenu par plusieurs associations, comme l'UEJF et SOS racisme. Le même jour, le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, a par ailleurs déploré, dans un communiqué, "la récente augmentation des attaques antisémites, particulièrement en Europe".

"Dans mon entourage, nous étions déjà nombreux à nous poser la question du départ. Depuis les récents évènements, comme les incidents de la rue de la Roquette, tout le monde veut partir. Le plus tôt possible", raconte Sophie.Mais tout quitter pour s'installer en Israël a un coût. Les salaires sont beaucoup plus bas qu'en France et le niveau de vie baisse inévitablement. Pour Sophie, le départ ne se fera que dans un ou deux ans. "Avec nos salaires, mon mari et moi aidons nos enfants qui sont installés là-bas. Nous attendons donc encore un peu." Si beaucoup de juifs choisissent de faire leur aliyah en groupe, via l'Agence juive, Sophie partira de son côté. "Il y a autant de façons de faire son aliyah que de personnes."

* Le prénom a été changé.

 

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