Double explosion à Beyrouth : comment les 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium se sont retrouvées stockées dans le port
Les deux déflagrations qui ont dévasté la capitale libanaise mardi sont dues à l'explosion d'une cargaison de ce produit chimique, conservée pendant six ans dans un hangar.
Comment-a-t-on pu en arriver là ? Comment 2 750 tonnes d'un produit chimique toxique et dangereux ont-elles pu être entreposées pendant plus de six années dans un hangar portuaire, en plein cœur d'une capitale, et finir par exploser, balayant des centaines de vies en quelques instants ? Depuis les deux déflagrations, survenues vers 18 heures mardi 4 août, les questions se multiplient.
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Pour tenter de comprendre comment s'est nouée cette tragédie, il faut revenir, près de sept ans en arrière, en 2013, sur les rives de la mer Noire.
Novembre 2013 : le "Rhosus" accoste à Beyrouth
En Géorgie, aux portes du Caucase, le Rhosus, un navire portant la bannière moldave – un pavillon de complaisance permettant de contourner les lois et de bénéficier de nombreux avantages fiscaux – s'est élancé, deux mois plus tôt, en direction du Mozambique. Le navire a été loué par un homme d'affaires russe, Igor Grechushkin, qui vit à Chypre, île prisée des entrepreneurs, rapporte le New York Times (en anglais). A son bord embarque un équipage ukrainien et russe, et dans sa cale sont chargées 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium, un produit chimique servant à la composition d'engrais et d'explosifs. Deux mois après être parti de Géorgie, le navire doit interrompre sa traversée aux portes de l'Orient. Selon le quotidien américain, Grechushkin explique alors par téléphone au capitaine russe du navire, Boris Prokoshev, aujourd'hui âgé de 70 ans, qu'il n'a pas assez d'argent pour payer un passage par le canal de Suez.
Le bateau doit donc s'arrêter à Beyrouth pour récupérer une marchandise d'équipement lourd et la livrer à Aqaba, en Jordanie, pour gonfler les profits de la traversée. Le bateau arrive au Liban le 20 novembre 2013, selon le site Marine Traffic. Le petit pays du Moyen-Orient vient d'être meurtri, la veille, par un double attentat-suicide contre l'ambassade d'Iran perpétré par un groupuscule islamiste lié à Al-Qaïda.
La guerre civile qui fait rage en Syrie, pays voisin, a accentué les tensions entre les sunnites et les chiites. Le mouvement libanais chiite Hezbollah s'est engagé à combattre aux côtés de Damas. Fondé en 1982 dans la foulée de l'invasion israélienne au Liban et financé par les Gardiens de la révolution iraniens, il contrôle "toutes les frontières du Liban, maritimes, aériennes ou terrestres, clandestines ou officielles", précise Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes, dans un entretien au Figaro.
De novembre 2013 à août 2014 : le navire est immobilisé après la découverte d'avaries
Le Rhosus n'atteindra jamais les rivages du Mozambique. Le départ avec le nouveau chargement "était impossible", explique l'ancien capitaine à Reuters. "Cela aurait pu détruire le bateau tout entier et j'ai dit non". Le navire présente de nombreux défauts techniques : la coque est trouée, rapporte le New York Times, et, selon le maître d'équipage, "le bateau était vieux et le panneau de la soute s'est tordu". Le navire "est immobilisé après une inspection des autorités portuaires qui relèvent un certain nombre de défaillances", note un an plus tard la plateforme maritime FleetMon (en anglais).
The crew of Rhosus 8Ukrainian 2Russian men was forced to stay on board of the vessel while the owner Grechushkin declared himself bankrupt & abandoned the ship
— Dr.Sabine kik (@KikSabine) August 6, 2020
Lebanese authorities agreed to let 6out of10 sailors to leave the country others were left stranded on the ship for2014 pic.twitter.com/2lA35N9aWs
Six marins rentrent chez eux, mais "quatre membres de l'équipage restent à bord : le capitaine de nationalité russe, le chef, le maître d'équipage et le troisième mécanicien, tous ukrainiens", précise le site. Selon le New York Times, des frais d'amarrage et d'autres charges portuaires n'ont pas été payés. L'homme d'affaires en charge de la traversée disparaît et déclare faillite, rapporte Le Moscow Times (en anglais). En raison de dettes et de la dangerosité du chargement, les quatre marins sont forcés de rester sur le cargo. "Les autorités russes et ukrainiennes ne font rien, alors qu'il semble que leur participation est indispensable pour parvenir à une sorte d'accord", relève FleetMon.
Laissés sans argent, ils seront nourris par les autorités du port, raconte le capitaine Prokoshev. L'équipage est relâché neuf mois plus tard, en août 2014, sur décision d’un juge libanais. Igor Grechushkin refait alors surface et finance le retour des marins. Leur départ laisse aux autorités libanaises la responsabilité de la cargaison du navire, qui est transférée dans un entrepôt du port, le hangar 12, d'où elle ne bougera plus.
De 2014 à 2019 : des avertissements restés lettre morte
Le nitrate d'ammonium peut s'avérer extrêmement dangereux en cas de mauvais stockage. "En 2014, Mikhail Voytenko, un expert russe du trafic maritime, alertait : le Rhosus était une 'bombe flottante', relève Le Figaro. Les douaniers de l'époque le savent et préviennent les autorités judiciaires à plusieurs reprises. Le directeur des douanes de l'époque, Shafik Merhi, envoie dès 2014 une lettre adressée à un "juge des urgences", demandant une solution pour la cargaison. Au moins cinq autres lettres seront envoyées dans les trois années suivantes, rapporte Al-Jazeera (en anglais). Trois options sont proposées : exporter le nitrate d'ammonium, le remettre à l'armée libanaise ou le vendre à la société privée libanaise qui produit des explosifs. Aucune réponse n'est apportée.
"Il ne s'agit pas d'une question relevant des douanes, car cette marchandise était stockée dans un hangar du port de Beyrouth. Ces hangars sont dirigés et exploités par la direction du port. Et cette direction est sous la tutelle du ministère des Travaux", se défend le nouveau directeur des douanes Badri Daher à L'Orient-Le Jour. Les douanes sont, elles, sous la direction du ministère de la Justice. En 2019, selon les informations de l'AFP, la sûreté de l'Etat, l'un des plus hauts organismes de sécurité au Liban, lance une enquête sur la cargaison, après des plaintes répétées sur des odeurs nauséabondes qui émanent du hangar. Dans son rapport, elle signale que l'entrepôt contient "des matières dangereuses qu'il est nécessaire de déplacer" et pointe du doigt "les parois lézardées de l'entrepôt".
Durant ces cinq années, le Liban connaît plusieurs débordements du conflit syrien voisin. Le pays, au système multi-confessionnel, est rongé par la corruption et le clientélisme. "Ces dirigeants s'en mettent plein les poches", expliquait mi-juillet à franceinfo Agnès Levallois, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique et vice-présidente de l'Institut de recherche et d'études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo).
Août 2020 : deux explosions, le chaos et la recherche des coupables
Le mardi 4 août, des manifestants protestent dans les rues de la capitale libanaise contre les coupures de courant qui rendent leur quotidien invivable. Quelques heures plus tard, deux déflagrations se font entendre. Le stock de nitrate d'ammonium conservé dans le hangar 12 vient de partir en fumée, détruisant sur son passage une partie de la capitale et tuant plus de 150 personnes, selon le bilan réalisé vendredi 7 août à la mi-journée.
Le soir même, le Premier ministre, Hassan Diab, pointe la responsabilité du stock de nitrate d'ammonium. Il est encore trop tôt pour savoir comment ce dernier s'est enflammé, mais des feux d'artifice étaient stockés dans un entrepôt voisin de celui du nitrate d'ammonium, confirme le directeur des douanes à L'Orient-Le Jour, ajoutant que des travaux de rénovation étaient en cours au moment du déclenchement de l'incendie. Une enquête et une commission ont été ouvertes et des investigations sont menées par l'armée. Les services douaniers accusent la direction du port, qui leur renvoie la balle.
Au moins 16 fonctionnaires du port de Beyrouth et des autorités douanières ont été placés en détention dans le cadre de l'enquête, jeudi 6 août. Il s'agit de "responsables du conseil d'administration du port de Beyrouth et de l'administration des douanes, et des responsables des travaux d'entretien et des (ouvriers) ayant effectué des travaux dans le hangar numéro 12", a précisé le procureur militaire Fadi Akiki dans un communiqué. Le même jour, la police chypriote a indiqué avoir interrogé un Russe étant lié au Rhosus. Igor Gretchouchkine aurait été interrogé à la demande du bureau Interpol au Liban.
De son côté, le président libanais, Michel Aoun, a indiqué, vendredi, avoir "personnellement" demandé au président français Emmanuel Macron "de nous fournir des images aériennes pour que nous puissions déterminer s'il y avait des avions dans l'espace (aérien) ou des missiles" au moment de l'explosion. "Il est possible que cela ait été causé par la négligence ou par une action extérieure, avec un missile ou une bombe", a déclaré Michel Aoun lors d'un entretien avec des journalistes retransmis à la télévision.
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