"L'Etat islamique entame sa seconde phase d'extension"
L'historien Pierre-Jean Luizard, spécialiste du Moyen-Orient qui publie "Le piège Daech", revient sur la stratégie de l'organisation Etat islamique, qui mise notamment sur l'effacement des frontières issues du partage colonial du Moyen-Orient.
Les pays occidentaux ne l'avaient pas vu venir. Sans beaucoup combattre, l'organisation de l'Etat islamique s'est emparée d'un vaste territoire en Irak et en Syrie. Et elle défie la coalition alliée contre lui (Etats-Unis, pays d'Europe, du Golfe ...) par ses mises en scène provocatrices d'exécutions ou d'exactions, y compris dans des territoires éloignés de son berceau natal. Dimanche 15 février, l'organisation a revendiqué l'exécution de 21 chrétiens d'Egypte enlevés en Libye dans une vidéo diffusée sur internet, à la mise en scène macabre.
Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du Moyen-Orient, s'interroge dans son livre Le piège Daech, l'Etat islamique ou le retour de l'histoire (éd.La Découverte, parution le 19 février) sur les racines du succès fulgurant de ce groupe multiforme. Comment a-t-il assis sa conquête territoriale ? Sur quels échecs a-t-il bâti son avancée ? Entretien.
France tv info : Comment expliquez-vous les succès territoriaux fulgurants de Daech en Irak ?
Pierre-Jean Luizard. La première cause, c'est l'échec de l'intégration des Arabes sunnites dans les gouvernements mis en place en Irak depuis 2003, après l'occupation du pays par les Etats-Unis. Or cette minorité, exclue aujourd'hui, a le monopole du pouvoir dans sa culture historique. Avant la chute de Saddam Hussein, elle le détenait depuis toujours, et n'est pas prête à devenir une simple minorité marginalisée et sans ressources.
Cet échec n'a pas été consommé dès 2003 car les élites sunnites ont cru un moment pouvoir s'intégrer. Mais elles ont constaté très vite qu'elles ne pouvaient pas changer le rapport de force. Cela s'est confirmé à partir de 2011, lorsque, sur le modèle des printemps arabes, les Arabes sunnites ont manifesté pacifiquement contre l'autoritarisme du premier ministre [chiite] Nouri al-Maliki. La répression a été impitoyable. Ce fut le déclic.
Vous pouvez retracer les grandes étapes de l'avancée de l'Etat islamique ?
Fin 2013, les Arabes sunnites prennent conscience, à une large majorité, de l'impossibilité de s'intégrer au système de gouvernement irakien. Ce basculement conduit en janvier 2014 à la prise par l'Etat islamique de Falloujah. Une ville aux portes de Bagdad, que le gouvernement central n'a jamais réussi à reprendre. En juin 2014, l'Etat islamique prend Mossoul, Tikrit, et, à l'Ouest, la majeure partie de la province d'Al-Anbar, sans rencontrer de résistance.
La raison ? L'armée irakienne était trois fois moins nombreuse à Mossoul et Tikrit que ce qui était dit sur le papier ! La corruption était telle qu'il y avait une pratique généralisée : les militaires versaient la moitié de leur solde à leurs supérieurs pour ne pas être présent sur le terrain. Du coup, l'Etat islamique a pu s'emparer de pans entiers de territoire pratiquement sans tirer un seul coup de feu. Il se dirige vers Bagdad, en juin, mais l'alliance des Kurdes, de l'armée irakienne et des milices chiites stoppent sa progression. Confiné dans les zones arabes sunnites, l'Etat islamique doit abandonner tout espoir de conquérir la capitale irakienne.
Il change alors de stratégie ?
Exactement. Il tente une sortie vers le haut. Faute de pouvoir s'étendre vers les zones kurdes ou chiites, l'Etat islamique entame sa seconde phase d'extension : celle de l'effacement des frontières issues des accords Sykes-Picot [le partage du Moyen-Orient en 1916 entre la France et la Grande-Bretagne].
L'Etat islamique crée une province à cheval sur la Syrie et l'Irak avec la volonté d'internationaliser le conflit, et de lier aux conflits voisins. C'est un coup de génie. Il se rattache ainsi au temps long d'avant les frontières actuelles, puisqu'un certain nombre d'Etats au Moyen-Orient sont soit en voie d'effondrement comme l'Etat irakien, soit en état de déliquescence avancée comme l'Etat syrien, soit en proie à une très grande inquiétude comme le Liban ou la Jordanie. Tous ces Etats ont en commun d'être des créations coloniales issues en 1920 du démembrement de l'empire ottoman.
D'où vient le califat ?
Ce terme de califat est un rappel des trahisons occidentales. Il y a un siècle, les Britanniques, par la voix du légendaire Lawrence d'Arabie, avaient promis d'accorder aux Arabes, s'ils se révoltaient contre l'empire ottoman, un royaume unifié sur les territoires actuels de la Syrie, du Liban, de la Transjordanie, de la Jordanie, de la Palestine et d'une partie de l'Irak.
Au lieu du royaume et même du califat arabe promis, il y a eu des Etats arabes croupions [Irak, Syrie etc.], mis sous mandat de la Grande-Bretagne ou de la France. Ces différents Etats ont divisé des populations qui étaient unies, et n'ont jamais eu de légitimité suffisante pour permettre l'émergence d'une citoyenneté partagée. En Irak, le pouvoir a été monopolisé par la minorité arabe sunnite. En Syrie, il y a eu un jeu incessant avec des solidarités claniques familiales.
D'où la volonté de l'Etat islamique aujourd'hui de bâtir un Etat sans frontières bien au-delà de l'Irak. Comme le montre son nouveau nom [il ne s'appelle plus Etat islamique en Irak et au Levant, mais Etat islamique tout court], il ne se fixe plus de limites. Ses actes de provocations menacent directement le Liban, la Jordanie, la Turquie ou l'Arabie saoudite. C'est un nouveau "grand jeu" régional. Face à cette menace, les pays occidentaux ont réagi uniquement sur la base d'une contre-offensive militaire sans tenir compte des enjeux politiques.
De quels enjeux politiques parlez-vous ?
L'Etat irakien, par exemple, est véritablement derrière nous. Il y a désormais trois Etats sur le territoire irakien [chiite, kurde, sunnite]. Cela ne sert à rien d'appeler les sunnites à participer à un gouvernement d'union en Irak, comme l'avait fait le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius en août 2014. Il n'y a plus aucun espoir d'un tel retournement. Le gouvernement de Bagdad ne représente plus que les chiites.
L'enjeu est là : arriver à dissocier les Arabes sunnites d'Irak de l'Etat islamique. Il faut prendre en compte leur refus de réintégrer un Etat irakien qui ne peut être que dominé par les chiites.
Vous mettez en cause l'absence de réponse politique de la part des Occidentaux?
L'absence de volet politique est le piège tendu à la coalition par Daech. Les Etats occidentaux font des frappes aériennes sans proposer de solution. Et comme ils n'ont pas de troupe au sol, ils se reposent sur l'armée irakienne et les peshmergas qui sont les premiers responsables de l'éclatement de l'Etat irakien.
Il faudrait que l'Onu s'engage à revenir sur la trahison des promesses faites il y a un siècle à ces populations, en leur disant que chacun sera consulté par voie référendaire sur l'Etat auquel il veut être rattaché et dans quelle frontière. Toutes ces questions ont été mises sous le boisseau pendant cent ans. Ce qui a permis à des régimes autoritaires sans légitimité démocratique d'asseoir leur pouvoir en faisant le jeu soit de minorités confessionnelles soit de minorités claniques ou tribales ou les deux.
L'Etat islamique joue-t-il le "choc des civilisations" ?
L'Etat islamique présente désormais son combat, à l'origine inscrit dans un territoire local, comme un choc de civilisation. Un choc non pas entre Orient et Occident, mais entre les "mécréants" (à la tête desquels se trouvent les Etats-Unis, mais aussi leurs alliés dans la région, Arabie Saoudite, Jordanie, Egypte etc., considérés comme de "mauvais musulmans") et les vrais croyants (qui peuvent être occidentaux).
C'est une coalition contre une autre coalition. L'Etat islamique procède à un appel direct envers toute une partie de la jeunesse des pays occidentaux, qui peut être sensible à ce discours leur permettant de se retrouver dans un projet, une famille. Car la faiblesse des démocraties occidentales, c'est de faire reposer sur les épaules des individus une très grande responsabilité, celle de devoir se penser seul. L'Etat islamique apporte l'espérance des lendemains qui chantent, même si on sait qu'en réalité, c'est l'inverse. Il est fort de la faiblesse de ses ennemis.
Sa stratégie d'attaques tous azimuts n'est-elle pas suicidaire ?
A force de déclarer la guerre à tout le monde pour impliquer le plus grand nombre possible d'acteurs au niveau international, jusqu'au lointain Japon, l'Etat islamique a effectivement peu de perspective sur le terrain. On peut se poser des questions sur le degré suicidaire de sa stratégie. Il provoque même des Etats ambigus vis à vis de lui comme la Turquie, le Qatar, l'Arabie saoudite.
Sa défaite est inéluctable, mais, encore une fois, il n'est pas fort grâce à sa puissance militaire, mais grâce aux échos qu'il rencontre dans des milieux sans lien entre eux. Et il espère en Occident, par ses attentats, provoquer des réactions communautaires en chaîne qui peuvent miner notre système démocratique.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.