Quand des filiales de la Société Générale ralentissaient la lutte contre le blanchiment d'argent
Des documents confidentiels issus des FinCEN Files montrent comment des filiales de la Société Générale en Suisse et à Monaco ont permis à des clients à risques de déplacer des millions de dollars douteux, malgré les dispositifs d'alerte mis en place en interne.
"Après de nombreuses relances, Société Générale Suisse n'a pas été en mesure de répondre à nos demandes." Ce message, rédigé par la Société Générale à New York, exprime le refus des salariés de la filiale de la banque française en Suisse de divulguer l'identité d’un client caché derrière une société offshore. Il montre à quel point les banques suisses et la législation helvétique ont longtemps permis de maintenir un voile opaque sur leur secteur financier.
Les banquiers suisses refusent de divulguer des informations à leurs propres collègues. Plus précisément, à des salariés de la Société Générale à New York chargés de surveiller et de signaler, comme l’exige la règlementation, les activités bancaires suspectes aux autorités américaines dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d'argent.
Officiellement, les banques signalent les transactions suspectes
Dans chaque pays, les établissements financiers ont en effet l'obligation de signaler aux autorités les transactions financières suspectes. En France, les déclarants doivent transmettre leur déclaration de soupçon à Tracfin, le service de renseignement financier. Aux États-Unis, la loi oblige les banques à rédiger un rapport d'activité suspecte (Suspicious Activity Report, SAR) au service de renseignement appelé FinCEN.
Ces documents sont confidentiels. Ils ont vocation à être analysés et éventuellement transmis aux services judiciaires ou fiscaux afin de lutter contre le blanchiment d'argent sale issu de la criminalité et de la délinquance financière. La cellule investigation de Radio France a ainsi eu accès à des centaines de ces rapports obtenus par nos confrères de BuzzFeed News et partagés avec le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ). Plus de 2 000 rapports d'activités suspectes rédigés par les banques et envoyés à FinCEN.
Les FinCEN Files montrent quelles sont les limites de la lutte contre le blanchiment, malgré la multiplication ces dernières décennies de textes et de normes pour enrayer un fléau qui se chiffre en dizaines de milliards de dollars. Depuis la fin des années 80, la plupart des pays développés se sont dotés d'outils pour faire obstacle aux produits du trafic de stupéfiants, de la corruption, de la fraude fiscale et du terrorisme. Mais cette lutte contre le blanchiment a du mal à se traduire efficacement dans les faits.
Ainsi, la dizaine de rapports d'activités suspectes rédigés par la Société Générale à New York, couvrant une période allant de 2012 à 2017, illustre bien les problèmes structurels et l’absurdité d’une organisation bancaire qui empêchent de repérer et de signaler efficacement des activités suspectes.
Une société fantôme aux Îles Vierges britanniques
Exemple : le 23 septembre 2016, une société immatriculée dans les Îles Vierges britanniques et ayant un compte bancaire au sein de la Société Générale en Suisse transfère 200 000 dollars vers un autre de ses comptes, toujours en Suisse auprès de la Compagnie bancaire helvétique (CBH). Le 13 octobre 2016, la même entreprise vire 300 000 dollars de son compte bancaire à la Société Générale à Monaco vers son compte de la Compagnie bancaire helvétique en Suisse.
Ces deux opérations vont faire l'objet d'un rapport d'activité suspecte auprès de FinCEN par la Société Générale à New York, car c’est la filiale américaine qui offre la possibilité de faire des transactions en dollars. Toute banque européenne doit en effet ouvrir un compte en dollars auprès d'un établissement disposant d'une licence aux États-Unis, afin de proposer des services en dollars à ses propres clients.
Problème : la filiale américaine détaille dans son signalement aux autorités n'avoir trouvé sur internet aucune trace d'informations sur la société basée aux Îles Vierges britanniques et, a fortiori, sur le bénéficiaire économique réel de cette coquille vide.
Autre signe inquiétant : cette société utilise plusieurs comptes bancaires dans les paradis fiscaux afin de faire circuler de l'argent sans que l'objet de ces virements ne soit compréhensible. Il y aussi les montants, ronds (200 000 et 300 000 dollars), qui interrogent. Les filiales suisse et monégasque de la Société Générale vont donc être questionnées sur ces transactions.
La Société Générale refuse de répondre à la Société Générale
Mais la première ne sera "pas en mesure de répondre aux demandes" de sa maison mère américaine malgré les "nombreuses relances". Quant à la Société Générale à Monaco, elle ne donnera pas non plus le nom du bénéficiaire économique "en raison des lois sur la confidentialité à Monaco", mais elle partagera assez d'indications sur le profil du client pour qu'il soit finalement identifié.
Le bénéficiaire caché derrière la société offshore est une personne politiquement exposée (PPE) de nationalité ukrainienne. Les PPE sont théoriquement considérées à risque par les banques qui se méfient de ces clients qui s’abritent derrière des sociétés offshores pour ouvrir des comptes bancaires. L'affaire Cahuzac illustre parfaitement cette problématique. Dans certains pays, des personnalités politiques corrompues peuvent utiliser l'opacité du système financier pour cacher de l'argent issu de la corruption.
En l’occurrence, le client ukrainien dont il est question vient de passer quelques semaines en détention provisoire en Espagne dans le cadre d'une affaire de fraude et blanchiment d'argent en lien avec la mafia ukrainienne. Mais cela ne semble cependant pas avoir empêché la Société Générale en Suisse et à Monaco de conserver ce client et d’exécuter ses ordres de virement.
Un proche de Vladimir Poutine au profil qui interroge
On trouve dans les FinCEN Files d'autres rapports qui interrogent sur l'efficacité de la lutte contre le blanchiment d'argent dans le cadre d'opérations bancaires bien plus importantes, qui atteignent des centaines de millions de dollars. Ainsi, un client au profil à risques a pu pendant des années effectuer des opérations bancaires via des sociétés disposant de comptes bancaires au sein de filiales de la Société Générale en Suisse, à Monaco et à Singapour.
Il s'agit d'Arkady Rotenberg, un oligarque russe et ami d'enfance du président Vladimir Poutine. Cette proximité lui a donné accès à des marchés publics russes de plusieurs milliards de dollars. En mars 2013, Bloomberg révèle que son entreprise de construction a remporté plus de sept milliards de dollars de contrats dans le cadre des Jeux Olympiques d'hiver de Sotchi en 2014.
C’est ce qui attire l'attention de la Société Générale à New York, alors que l’oligarque est un client de la Société Générale en Suisse. Un premier signalement par les salariés américains en mars 2013 mentionne qu’il est l'un des bénéficiaires, avec deux autres oligarques, d'une société offshore immatriculée sur l'île de Jersey, dont le compte bancaire auprès de la Société Générale en Suisse a servi à transférer plus de 37 millions de dollars vers un compte bancaire d'une autre société à Chypre, officiellement pour faire l'acquisition d'une société détenue par un ressortissant ukrainien.
La banque signale des transactions suspectes
À l'occasion de ce signalement, la banque explique avoir retrouvé la trace de 20 autres virements effectués pour le compte de la société de Jersey entre avril 2012 et septembre 2012, pour un total de 659 millions d'euros. La Société Générale explique que le montant important, l'utilisation de sociétés offshores immatriculées dans les paradis fiscaux, l'opacité autour des bénéficiaires économiques réels justifient, selon la banque, son signalement.
D'autant que la banque se dit "incapable de vérifier de manière indépendante le profil des bénéficiaires des virements". "Ces paiements peuvent représenter des transactions commerciales normales, précise la banque dans son signalement, mais le manque de transparence entourant l'acquisition [de la société du ressortissant ukrainien], qui a été réalisée à Chypre, un pays connu pour être un centre offshore de blanchiment d'argent d'oligarques russes et de politiciens corrompus ; l'implication apparente de personnes politiquement exposées ; l'utilisation de société offshores ; un compte bancaire privé en Suisse, et le montant élevé de la transaction rend cette transaction suspecte."
Le client est placé sous sanctions américaines
Le 20 mars 2014, Arkady Rotenberg est placé sur la liste des personnalités faisant l'objet de sanctions de la part des États-Unis et de l'Union européenne suite à l'annexion de la Crimée par la Russie, une entreprise du milliardaire russe ayant été chargée de la construction d'un pont entre le territoire ukrainien et la Russie. Nouveaux signalements de la banque qui se demande si l'oligarque russe ne cherche pas à contourner les sanctions prises à son égard.
Deux jours avant d'être placé sous le coup de sanctions américaines, Arkady Rotenberg procède en effet à un virement de 73,5 millions de dollars du compte bancaire ouvert auprès de Société Générale en Suisse au nom d'une de ses sociétés des Îles Caïmans vers un autre compte de la société offshore ouvert auprès de Société Générale à Singapour. Le lendemain, c’est-à-dire la veille de son placement sous sanctions américaines, la société des Îles Caïmans transfère 300 millions de dollars depuis un de ses comptes chez Société Générale Monaco vers Société Générale Singapour.
Les salariés de la banque française à New York déduisent des informations obtenues auprès de leurs collègues de Monaco que c'est bien Arkady Rotenberg qui détient la totalité de la société offshore. Le rapport d'activité suspecte s'attarde sur la date des virements : "Le moment où des montants importants en dollars sont transférés de banques privées basées en Europe vers une banque privée basée en Asie semble être en corrélation avec les événements actuels liés aux sanctions qui visent l'oligarque russe."
Sur les signalements effectués par les banques basées aux États-Unis, Arkady Rotenberg fait savoir que "les banques américaines qui traitent les paiements signalent régulièrement de nombreuses transactions comme étant suspectes, notamment à tort", et ajoute "qu'aucun des paiements en question n'a été bloqué". Son avocate a précisé aux journalistes enquêtant sur le sujet qu'il "n'avait aucune intention de contourner les sanctions. Toute allégation contraire est fausse, trompeuse et fermement contestée".
La banque montrée du droit par la Réserve fédérale de New York
En mars 2009 déjà, la Réserve fédérale de New York indiquait avoir constaté au sein de la branche américaine de la Société Générale des "défaillances en lien avec la lutte anti-blanchiment". L’institution exigeait alors de la banque qu’elle améliore ses systèmes internes de contrôle dans les transactions en dollars effectuées pour le compte d’autres banques dans le cadre de la correspondance bancaire. Dans ce document signé par le directeur de la filiale américaine et par le PDG de la banque Frédéric Oudéa, la Société Générale s’engageait également à travailler sur une meilleure vérification de l’identité des détenteurs de comptes. Enfin, la banque s’engageait à améliorer ses signalements d’activités suspectes aux autorités américaines.
En décembre 2017, dans une nouvelle ordonnance, la Réserve fédérale de New York constate que la banque et sa filiale américaine "se sont efforcées de se conformer" à l’accord de 2009, mais que huit ans plus tard, elles "n'ont pas réussi à respecter pleinement chacune des dispositions de l'accord". De ce fait, l’autorité new-yorkaise impose de nouveau à la banque d’améliorer la gouvernance et la surveillance du programme de conformité en matière de lutte contre la criminalité financière, et exige également qu’elle engage un consultant externe pour effectuer un audit exhaustif de la conformité de la Société Générale à New York. Dans son rapport annuel publié en 2018, la banque met en avant une "nouvelle organisation" qui passe notamment par une "une plus grande professionnalisation des équipes" et le "renforcement de la culture conformité" au sein du groupe.
Il ressort finalement des rapports d’activité suspecte une forme de schizophrénie. D'un côté la pression des autorités, comme aux États-Unis ou en France, semble avoir permis de faire progresser, malgré la nécessité de rappels, certaines pratiques en matière de lutte contre le blanchiment. D’un autre côté, ce niveau d’exigence ne se retrouve pas dans les exemples concernant les filiales basées en Suisse ou à Monaco, où des commerciaux semblent peu enclins à appliquer des standards exigeants de vérification sur l’origine des fonds, le profil des clients et la réalité économique de certaines opérations bancaires.
D’autant que les activités de banque privée et gestion de fortune, offertes opportunément dans ces places offshores, ont depuis longtemps été identifiées comme sensibles. En France par exemple, l’analyse nationale des risques de blanchiment de capitaux pointe "un niveau de risque élevé" qui "justifie le maintien d’un haut niveau de contrôle anti-blanchiment" sur ce secteur.
La Société Générale se défend
Sollicitée sur le profil à risques de plusieurs clients dans ses filiales à Monaco, en Suisse et Singapour, le groupe bancaire Société Générale nous répond qu'il "est soumis au secret professionnel et ne peut donc ni commenter, ni confirmer, ni infirmer l’identité de ses clients ou d’éventuelles transactions financières que la banque aurait réalisées pour le compte de ses clients".
Le groupe bancaire français ajoute que "les banques ne peuvent faire aucun commentaire sur les rapports d’activités suspectes (appelés SAR aux États-Unis et déclarations de soupçon en France) destinés aux cellules de renseignement financier des États, étant tenues à la plus stricte confidentialité concernant ces données".
La Société Générale rappelle enfin qu'elle "respecte strictement toutes les réglementations des pays dans lesquels la banque est implantée. La banque applique des mesures de vigilance conformes aux standards de lutte anti-blanchiment et aux exigences des régulateurs, partout où elle opère. Tous les cas suspects qu’elle détecte font ainsi systématiquement l’objet de déclarations auprès des autorités compétentes, ces déclarations comprenant l’intégralité des éléments que la banque est en mesure de communiquer en conformité avec les réglementations locales".
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