Soupçons d'empoisonnement, bataille diplomatique… Vous n'avez pas suivi l'affaire Alexeï Navalny ? Cet article est fait pour vous
Les pays occidentaux pressent Moscou d'enquêter sur la tentative d'empoisonnement présumée de l'opposant russe. De son côté, le Kremlin juge hâtif de considérer que son ennemi numéro un aurait été victime d'une action criminelle.
Depuis le 20 août, Alexeï Navalny, le principal opposant à Vladimir Poutine, est dans un état grave, même si "sa vie n'est pas en danger", selon le communiqué de l'hôpital berlinois de la Charité, mardi 25 août. Il "se trouve dans une unité de soins intensifs", toujours dans un coma artificiel.
Les médecins allemands ont confirmé la thèse de l'empoisonnement, défendue par les proches de ce militant anticorruption. "Les résultats cliniques révèlent une intoxication par une substance du groupe des inhibiteurs de la cholinestérase", a annoncé l'hôpital, lundi.
Le lendemain, la France a dénoncé un "acte criminel", appelant, de concert avec les Etats-Unis, à mener une enquête sur les circonstances de cet acte, tandis que le Kremlin a jugé prématurées les conclusions de l'hôpital. Franceinfo vous résume ce qu'il faut savoir de cette affaire qui touche l'opposant le plus emblématique du pouvoir russe.
Alexeï Navalny, ennemi numéro 1 de Vladimir Poutine
De simple blogueur anti-corruption, l'homme de 44 ans est devenu, au fil des années, le principal opposant au pouvoir de Vladimir Poutine. Longtemps proche des milieux nationalistes, il s'est recentré au début des années 2000 sur le terrain économique. Auteur de publications dénonçant la corruption des élites russes, et abondamment partagées sur les réseaux sociaux, il pilote une organisation, le Fonds de lutte contre la corruption. Créée en 2012, elle dénonce la corruption des élites politiques russes, notamment les proches du président. Pour Alexeï Navalny, le parti au pouvoir, Russie Unie, est le "parti des voleurs et des escrocs".
Diplômé de droit et d'économie, il s'est révélé au grand public lorsqu'il s'est présenté aux élections municipales à Moscou, en 2013, où, "sans avoir accès à la télévision, il [a] fait plus de 27% des voix à la surprise générale. A partir de ce moment-là, c'est clair qu'il [s'agissait] d'un homme politique d'envergure nationale", explique pour RFI Tatiana Kastoueva-Jean, chercheuse à l'Institut français des relations internationales.
Par la suite, cet orateur charismatique n'a jamais pu de nouveau se présenter à un scrutin, rendu inéligible à cause d'une condamnation pour fraude fiscale qu'il qualifie de "politique". L'assassinat de Boris Nemtsov, en 2015, a fait toutefois de lui le représentant numéro un de l'opposition libérale.
Tant lui que ses partisans et leurs proches ont régulièrement fait l'objet d'interpellations, de perquisitions et de pressions policières dans toute la Russie. Depuis 2017, Alexeï Navalny a été emprisonné à plusieurs reprises pour avoir organisé des manifestations contre le pouvoir en place. A chaque fois, il a effectué de courtes peines (entre 10 et 30 jours), un moyen d'accentuer la pression sur lui.
Pris de violents maux de ventre après avoir bu un thé
Après avoir embarqué à Tomsk, en Sibérie occidentale, Alexeï Navalny se trouve dans un avion pour rentrer à Moscou le 20 août quand il commence à se sentir mal. L'appareil doit atterrir en urgence à Omsk.
Pour ses proches pas de doute : Alexeï Navalny vient de subir une tentative d'"empoisonnement intentionnel". Avant l'embarquement, il a été photographié en train de consommer un thé, la seule chose qu'il a ingérée ce jour-là, précise par la suite sa porte-parole, Kira Yarmysh. "Les médecins ont dit que le poison avait été absorbé rapidement à travers la boisson chaude", assure-t-elle sur Twitter.
"Tout le monde sait que soit c'est Poutine, soit ce sont des gens autour de Poutine [car] il a créé un tel état d'esprit en Russie depuis qu'il est [devenu] président pour la première fois en 2000 que des gens très haut placés pourraient éventuellement se permettre de faire ça", analyse pour sa part la chercheuse Cécile Vaissié, professeure en études russes à l'université de Rennes 2, sur franceinfo.
Nombre de détracteurs du pouvoir russe ont déjà été empoisonnés, comme l'ex-agent double russe Sergueï Skripal et sa fille Ioulia en mars 2018 au Royaume-Uni, par l'agent innervant Novitchok, ou encore Alexandre Litvinenko, un autre ex-agent russe, mort en 2006 à Londres. D'autres ont été tués par balle ces dernières années, à l'instar de Boris Nemtsov et de la journaliste Anna Politkovskaïa, sans que la vérité soit jamais vraiment établie.
Avant le 20 août, Alexeï Navalny a déjà lui-même été victime d'attaques physiques. En 2017, il a été aspergé d'un produit antiseptique vert dans les yeux, occasionnant, selon ses déclarations de l'époque relayées par Reuters, une perte de 80% "pas irréversible" de sa vision à l'œil droit. Il a été ensuite soigné en Espagne pour cette blessure.
— Alexey Navalny (@navalny) April 27, 2017
Par ailleurs, en juillet 2019, tandis qu'il purgeait une courte peine de prison, il a été traité à l'hôpital après avoir soudainement souffert de multiples abcès sur le haut du corps. L'opposant a dénoncé une tentative d'empoisonnement alors que les autorités ont évoqué une "grave réaction allergique".
Les médecins russes critiqués
Après l'atterrissage en urgence, l'opposant russe est emmené à l'hôpital d'Omsk. Il est placé en réanimation. Dans le coma et relié à un respirateur artificiel, les médecins font tout pour lui "sauver la vie", selon le vice-directeur de l'établissement.
Son entourage dépose immédiatement une plainte au comité d'enquête, à Moscou, pour des faits d'empoisonnement. "Aucun poison" n'a été découvert dans son organisme, rétorque pourtant le lendemain un des responsables de l'établissement, précisant que son état était encore "instable". Mais les proches d'Alexeï Navalny ne font pas confiance aux médecins russes, jugés téléguidés par le Kremlin. "Nous exigeons qu'il nous soit rendu afin que nous puissions le faire soigner dans un hôpital indépendant", déclare la femme de l'opposant, Ioulia Navalnaïa.
Les forces de sécurité empêchaient l'épouse de Navalny, même pas seulement d'aller voir son mari, mais d'avoir accès aux médecins allemands. (...) Les médecins [russes] faisaient ce qu'on leur disait de faire au Kremlin.
Cécile Vaissié, professeure en études russes à l'université de Rennes 2à franceinfo
La veille, quelques heures après l'annonce du malaise d'Alexeï Navalny, la France s'est immédiatement manifestée, se disant prête à accueillir le leader de l'opposition russe sur son territoire pour qu'il y soit soigné. Des premières démarches en ce sens ont été entreprises par l'intermédiaire de l'ambassade de France à Moscou.
Mais c'est une autre solution qui se dégage finalement. Le soir même de son hospitalisation, une ONG allemande de défense des droits de l'homme, Cinema for Peace, indique qu'elle tente de faire transférer Alexeï Navalny en Allemagne. Un avion médicalisé décolle de Berlin pour gagner la Russie avec l'objectif de ramener ensuite le malade, indique l'ONG, connue pour son soutien aux opposants russes.
Une difficile exfiltration
Le transfert s'annonce toutefois compliqué : le médecin en chef de l'hôpital affirme que le patient n'est pas "n'est pas transportable" car son "état est instable". La porte-parole d'Alexeï Navalny rétorque sur Twitter qu'il serait "mortellement dangereux" de le laisser dans cet hôpital "non équipé", "avec un diagnostic toujours pas fait". Elle dénonce une décision qui "menace sa vie".
Finalement, dans la soirée du 21 août, l'hôpital donne son accord pour l'extradition de l'opposant, après l'examen du malade par les médecins allemands et une lettre de sa femme demandant au président Vladimir Poutine d'autoriser l'évacuation. Sa famille a aussi saisi la Cour européenne des droits de l'homme. Pour Cécile Vaissié, "la décision a été politique. On sait que madame Merkel, monsieur Macron, le président finlandais et le président du Conseil européen ont téléphoné personnellement à monsieur Poutine et du coup, effectivement, la décision des médecins a changé en moins de cinq minutes".
Les partisans de l'opposant soupçonnent que son départ pour l'Allemagne a été retardé afin que le poison qu'il aurait ingéré devienne plus difficile à détecter.
Le jet privé transportant Alexeï Navalny décolle finalement dans la nuit du 21 au 22 août et se pose au matin sur le tarmac de l'aéroport Tegel, dans le nord-ouest de Berlin. L'appareil devait initialement atterrir à l'aéroport de Schönefeld, dans le sud-est de la ville. Aucune raison n'a été avancée pour expliquer ce changement.
Après une heure d'attente sur le tarmac dans un caisson ultra sécurisé, l'opposant est transporté vers l'hôpital de la Charité de Berlin, l'un des plus réputés en Europe, dans un état stable.
Des traces d'empoisonnement détectées
Alors qu'Alexeï Navalny est toujours dans le coma, les médecins allemands confirment le 24 août qu'il a bien été empoisonné par "une substance du groupe des inhibiteurs de la cholinestérase", mais sans pouvoir préciser dans l'immédiat laquelle. Ces produits sont susceptibles d'être utilisés, à faible dose, contre la maladie d'Alzheimer. En fonction du dosage, ils peuvent cependant s'avérer très dangereux et produire aussi des agents neurotoxiques puissants, comme le Novitchok.
Désormais, nos affirmations ont été confirmées par les analyses de laboratoires indépendants. L'empoisonnement d'Alexeï n'est plus une hypothèse mais un fait.
Kira Yarmysh, porte-parole d'Alexeï Navalnysur Twitter
L'opposant se trouve pour l'heure encore dans un état grave, même si sa vie n'est pas en danger. Les médecins se sont refusés à tout pronostic quant à l'évolution de son état de santé.
Les Occidentaux réclament une enquête… Moscou botte en touche
Pour les capitales occidentales, le doute n'est guère permis. Angela Merkel a exhorté la première la Russie "à régler de manière urgente cette affaire jusque dans les moindres détails et en pleine transparence". Paris a jugé une telle enquête "indispensable", exprimant sa "profonde préoccupation devant cet acte criminel perpétré à l'encontre d'un acteur majeur de la vie politique russe".
L'ambassadeur des Etats-Unis à Moscou, John Sullivan, a lui aussi réclamé "une enquête immédiate, complète et transparente de la part des autorités russes", tout comme le chef de la diplomatie de l'Union européenne, Josep Borrell.
Le Kremlin a jugé prématurées ces conclusions, aucune substance toxique précise n'ayant été identifiée. "Une enquête doit avoir un motif, pour cela il faudrait déterminer la substance" en cause, a dit Dmitri Peskov, le porte-parole du président Vladimir Poutine. Selon lui, outre l'empoisonnement, "il y a beaucoup d'autres pistes médicales".
Moscou a également dénoncé des "accusations profondément offensantes" à l'encontre des médecins russes qui ont "immédiatement fourni à monsieur Navalny une assistance hautement qualifiée". Elle a évoqué la "précipitation suspecte" des Occidentaux pour accréditer la thèse de l'empoisonnement.
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