Comment des agents russes se sont fait passer pour un couple d'Argentins vivant en Slovénie depuis 2017

Les deux enfants du couple ignoraient la véritable identité de leurs parents. Nés en Argentine, ils ont découvert leur propre nationalité russe dans l'avion qui les emmenait vers Moscou jeudi.
Article rédigé par franceinfo
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Le président russe, Vladimir Poutine, accueille les citoyens russes libérés lors d'un échange de prisonniers avec l'Occident, à l'aéroport de Vnoukovo, à Moscou (Russie), le 1er août 2024. (MIKHAIL VOSKRESENSKIY / SPUTNIK / AFP)

"Buenas noches". C'est dans un espagnol approximatif que Vladimir Poutine a accueilli jeudi 1er août les enfants d'Artem Dultsev et Anna Dultseva, un couple d'espions russes, libérés après avoir été arrêtés en décembre 2022 en Slovénie, dans le cadre d'un échange de prisonniers entre la Russie et plusieurs pays occidentaux. Les deux enfants, un garçon et une fille, respectivement âgés de 8 et 11 ans, ne parlent en effet pas un mot de russe. Nés en Argentine, ils ont été élevés avec l'espagnol pour langue maternelle et ont grandi en Slovénie. Ils "n'ont appris qu'ils étaient russes que lorsque l'avion a décollé" en direction de Moscou, a affirmé le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.

Ludwig Gisch et Maria Rosa Mayer Muños, de leurs vrais noms Artem Dultsev et Anna Dultseva, ont immigré en Slovénie en 2017, avec des passeports argentins, selon une enquête du journal américain The Wall Street Journal. Tous deux nés en Russie et officiers des services de renseignements extérieurs russes, ils se sont mariés une première fois en Russie avant de créer leur "légende" à deux en Argentine.

Une vie de famille en Slovénie

Tout commence en 2012 pour Artem Dultsev, avec un voyage en bus entre l'Uruguay et l'Argentine, rapporte le Wall Street Journal, qui a pu consulter "des centaines de documents scellés, dont des certificats de naissance et de mariage, des dossiers de vol, des avis d'Interpol et des dossiers judiciaires argentins" pour mener son enquête. Anna Dultseva n'arrive pas en même temps que lui, mais le rejoint peu après depuis le Mexique. Sur place, ils rassemblent des documents et se créent une nouvelle identité afin de demander la citoyenneté argentine. En 2013, ils ont un premier enfant, une fille qu'ils appellent Sofia. Leur deuxième enfant, Daniel, naît, lui, en 2015.

Cinq ans après leur arrivée en Argentine, les deux espions quittent le pays avec leurs enfants, direction la Slovénie. Le couple vivait à Ljubljana, la capitale du petit Etat européen, depuis 2017, rapporte le média slovène N1. Pour couvrir ses activités d'espion, le couple simule une activité professionnelle. Artem Dultsev crée une entreprise informatique et Anna Dultseva ouvre une galerie d'art en ligne. Cette activité permet à Anna Dultseva de voyager en Europe depuis la Slovénie, une base idéale.

Mais la "légende" du couple ne se limite pas à la vie professionnelle. Chez eux, ils font croire à leurs enfants qu'ils sont argentins et les élèvent avec l'espagnol comme langue maternelle. Selon leurs voisins, interviewés par The Wall Street Journal, les deux parents parlent espagnol (sans accent) à leurs enfants, alors qu'ils manient aussi l'anglais et l'allemand avec leurs amis. Pour assurer leur couverture, les ordinateurs du couple permettent de communiquer de manière sécurisée avec leurs superviseurs à Moscou. Leur système de chiffrement est si sécurisé que ni les techniciens slovènes, ni les Américains, n'ont pu le déchiffrer. Chez eux, ils cachent aussi d'importantes sommes d'argent dans un compartiment secret de leur réfrigérateur.

La légende du couple fragilisée par la guerre en Ukraine

Cette vie sous couverture commence à se craqueler le 24 février 2022, jour marquant le début de la guerre en Ukraine. A cette date, le couple effectue un aller express en Argentine pour demander de nouveaux passeports et retourner immédiatement en Slovénie. Selon The Wall Street Journal, c'est ce déplacement suspect qui attire l'attention sur le couple. Quelques mois après, l'agence d'espionnage slovène commence à enquêter sur eux.

Des écoutes téléphoniques, un examen de la trésorerie de leurs entreprises et une visite en Argentine confirment finalement les soupçons de l'agence d'espionnage slovène, alors que, dans le même temps, le couple commence de son côté à espionner l'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie, basée à Ljubljana, un organisme stratégique de l'Union européenne (UE) qui coordonne les actions de régulation de l'électricité et du gaz naturel au sein de l'UE. Le 5 décembre 2022, les deux espions sont arrêtés à leur domicile de Ljubljana puis placés en détention dans l'attente de leur procès. Leurs deux enfants sont quant à eux placés en famille d'accueil.

Dix-neuf mois dans une prison slovène

Au bout de dix-neuf mois de détention, selon le média slovène N1, le couple d'espions plaide finalement coupable des charges retenues contre eux devant un tribunal slovène, mercredi 31 juillet 2024. Ils sont condamnés à dix-neuf mois de prison, et libérés le lendemain, leur peine correspondant à la durée qu'ils ont déjà passée en détention. Le tribunal prononce également une interdiction de revenir sur le territoire slovène pendant une période de cinq ans, rapporte le journal britannique The Guardian.

Jeudi 1er août, le couple retrouve ses enfants en Turquie, avant de prendre l'avion direction Moscou et d'être accueilli par Vladimir Poutine, dans le cadre de l'échange historique de prisonniers entre la Russie et plusieurs pays occidentaux. Sur X, Max Seddon, le directeur du bureau de Moscou du journal britannique The Financial Times, partage une vidéo de ce moment, qu'on pourrait croire tiré de la série The Americans.

Les enfants de Artem Dultsev et Anna Dultseva "n'ont appris qu'ils étaient russes que lorsque l'avion a décollé" en direction de Moscou, a affirmé à l'agence de presse russe Tass le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, présent à l'aéroport lors de l'arrivée des prisonniers libérés. "Les enfants des agents dormants ont demandé hier à leurs parents qui les avait accueillis : ils ne savaient même pas qui était Poutine", a ajouté le porte-parole du Kremlin, saluant les sacrifices faits par les deux espions pour le bien de la Russie.

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