ENQUÊTE FRANCETV INFO. Russia Today, ou comment la voix du Kremlin veut se faire entendre dans les médias français
Ce groupe audiovisuel russe, qui entend contrer l'influence des médias occidentaux, affiche de grandes ambitions. Déjà présent en France sous la forme d'un site internet, il projette d'y lancer une chaîne d'info en continu.
"Travailler à Paris ? C'est fantastique ! Une ville avec un tel patrimoine, c'est une destination de rêve !" s'extasie la correspondante de Russia Today (RT) à Paris, Anna Baranova, pourtant agressée par un inconnu alors qu'elle couvrait, mardi 17 mai, une manifestation contre la loi Travail.
Si la journaliste russe a répondu aux questions de francetv info via Twitter, ses collègues français de la rédaction parisienne de Russia Today France, eux, n'ont pas donné suite à nos sollicitations. Le site russe francophone, à qui l'on prête l'ambition de lancer une télé en France, semble cultiver le secret. Il attise pourtant la curiosité par sa présence grandissante sur les nouveaux réseaux sociaux.
Un exemple ? Le 24 mars, à Paris, un policier assène un violent coup de poing à un jeune manifestant, près du lycée Bergson. Le lendemain, en représailles, quelques-uns de ses camarades lancent morceaux de bois et barres métalliques contre les vitres du commissariat du 19e arrondissement. Sans le savoir, ils ont été filmés par un journaliste de RT en français, la version francophone de Russia Today. Diffusées en direct via l'appli Periscope, les images sont publiées sur le site sous l'intitulé "Manifestation sauvage des lycéens contre les violences policières". Siglées RT France, elles seront reprises le soir même par le 20 heures de TF1.
Une audience dopée par les manifs contre la loi Travail
Avec la montée en puissance des manifestations contre la loi El Khomri, RT France est d'ailleurs devenu l'un des médias les plus regardés sur Periscope. Avec 54 665 abonnés (et 2,4 millions de like) le 23 mai, il devance TF1 (53 953 abonnés) ou M6 (40 828 abonnés).
Une performance dont se félicite le président de Russia Today France, Irakly Gachechiladze, joint par francetv info : "Nous sommes le deuxième compte Periscope de médias en France." Il attribue cette audience à une présence affirmée sur le terrain : "Nous avons parfois été seuls à filmer les débordements de Nuit debout, et nos images ont été reprises par d'autres médias." "Notre objectif, poursuit-il, est d'être présent sur toutes les plateformes et applis possibles, Periscope, Facebook Live, etc. Nous avons lancé notre compte Snapchat il y a une semaine."
Financée à 100% par l'Etat russe, la chaîne internationale Russia Today, qui a soufflé ses dix bougies l'an dernier et diffuse déjà en anglais, en arabe et en espagnol, a lancé son site internet en français en 2015. D'abord avec une rédaction basée à Moscou, de plus d'une dizaine de personnes, qui traduit des contenus en français. Puis, au printemps 2015, avec une rédaction installée à Paris.
La rédaction parisienne aura en juin 15 personnes, dont 13 journalistes, qui doivent savoir tout faire : filmer, monter, écrire.
Public visé ? "Tout le monde. On ne trie pas le public. A la base, on est un média généraliste", répond Irakly Gachechiladze. Mais avec la volonté d'un point de vue différent : "Sur des sujets internationaux comme la Syrie, la Libye, RT France apporte la vision de la Russie. Sur la France, nous préférons les sujets qui ne sont pas traités ailleurs et faisons beaucoup de vidéo en direct avec Periscope."
Un relais pro-russe et pro-Poutine pour "réinformer"
La vision "russe" et le décalage avec les médias français, le site RT en français les assume pleinement. Il s'agit, dans une tradition héritée de la guerre froide, de véhiculer le "soft power" distillé par le Kremlin, et de contrer l'influence américaine. "Il y a toujours eu des médias russophones en France et en Europe, c'est une présence médiatique assez ancienne", analyse pour francetv info Françoise Daucé, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et directrice du Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen.
"Avant 2000, poursuit la chercheuse, c'était la radio La Voix de la Russie, l'équivalent russe de Voice of America, qui assumait ce rôle. Puis l'arrivée d'internet a changé la donne, dans un contexte de durcissement entre la Russie et les Etats-Unis, notamment sur l'Ukraine et la Syrie. Le gouvernement Poutine demande à ces médias russes de mener en Occident une politique de "réinformation" de l'opinion, contre des médias occidentaux jugés trop soumis à l'influence américaine."
Une réputation d'opacité
En mission en terre étrangère, les chaînes et sites de Russia Today se voient volontiers en citadelle assiégée. "Ceux qui y travaillent ont pour consigne de ne pas répondre aux questions de l'extérieur", souligne Françoise Daucé. Pas facile, effectivement, d'avoir accès aux journalistes de Russia Today basés à Paris. Identifiables sur Twitter par les initiales RT accolées à leur prénom, ils ne répondent pas aux questions.
Une opacité confirmée par un ex-journaliste de Russia Today France basé à Moscou. Il explique qu'il n'aurait pas pu parler à francetv info s'il travaillait toujours à RT : "C'est la direction qui communique, point."
Quant au contenu, il est impulsé d'en haut : "Il n'y a pas de discussion au sein de la rédaction et il est rare que les journalistes proposent un sujet. C'est un fonctionnement très vertical, avec une tutelle très forte." Les journalistes sont recrutés, raconte-t-il, "soit via des offres d'emploi publiques – j'ai une connaissance qui a été engagée comme ça à Paris –, soit par des réseaux plus ou moins politiques, plutôt de droite et d'extrême droite, dont je ne sais pas grand-chose. Du moins ça se passait comme ça à Moscou : l'extrême droite est surreprésentée dans la communauté française en Russie. C'est ce genre de profil qui peut atterrir ensuite à RT France ou Sputnik. Beaucoup viennent, comme moi, de l'Institut de relations internationales de Moscou, l'équivalent de Sciences Po France, qui dépend du ministère russe des Affaires étrangères."
En quoi consistait son travail chez RT France à Moscou ? "J'étais rédacteur correcteur. La première activité consistait à traduire en français les articles de Russia Today sur l'Ukraine et la Syrie. La rédaction en chef commençait juste à élaborer la ligne éditoriale pour la rédaction basée en France, quand je suis parti, en juin 2015. Sur l'actualité française, ce n'est pas encore très lisible, à mon avis. Ils s'intéressent à la question des migrants, aux négociations Tafta, et essaient de donner une plateforme au FN sans paraître xénophobes."
Avec quel succès ? "RT France parle à certains auditoires assez radicaux, à l'extrême gauche, mais surtout à l'extrême droite", juge Françoise Daucé.
Des convergences avec le Front national
La droite extrême a d'ailleurs ses tribunes sur le site. Des chroniqueurs comme l'historien Bernard Lugan, contributeur du site Boulevard Voltaire, cofondé par le maire de Béziers, Robert Ménard, y publient leurs billets. Et les dirigeants du Front national y sont volontiers interviewés. "Il y a eu un grand tournant avec la présidente du Front national, Marine Le Pen, qui s'est rapprochée du gouvernement russe et se dit prête à reconnaître la Crimée [annexée par les Russes], remarque Françoise Daucé. Sur l'Ukraine, sur la Syrie, sur le positionnement anti-américain, la souveraineté nationale, il y a convergence entre la Russie et le Front national."
Interrogé sur le sujet, Irakly Gachechiladze confirme être "content que Marine Le Pen [qui se dit pourtant en phase de "diète" médiatique] ait accordé une interview" au site, publiée le 20 mai. "Mais si d'autres le font, c'est tant mieux, que ce soit à gauche, à droite, qu'il s'agisse de souverainistes, de gaullistes…"
Soutenu par des élus et intellectuels français
Le site peut se flatter d'autres soutiens. Avec l'académicienne Hélène Carrère d'Encausse et le député LR Thierry Mariani, l'économiste Jacques Sapir, qui prône la sortie de l'euro, fait partie du comité d'éthique chargé de veiller à la transparence et à la pluralité de la future chaîne Russia Today France. Il s'en est expliqué par mail à francetv info :
J'ai accepté de donner mon soutien et ma caution à RT en français car je pense que cette chaîne est une condition du pluralisme d'information en France.
Avant d'ajouter : "Par ailleurs, j'apprécie assez le travail de RT en anglais et cela m'intéresse de voir comment les 'rentiers' du système français, c'est-à-dire TF1 et France Télévisions, réagiront à une chaîne de cette qualité."
Et Thierry Mariani, pourquoi a-t-il accepté de faire partie de ce comité d'éthique ? Contacté par francetv info, le député des Français de l'étranger s'énerve : "Quand un Etat finance une télé, c'est pour donner ses opinions sur les dossiers d'actualité. France 24 sert à porter la voix de la France. Dans une guerre de communication, les Russes se mettent enfin au même niveau que les Américains. Russia Today a le mérite d'apporter d'autres éclairages, par exemple sur le Moyen-Orient. On a accepté Al Jazeera avec un grand sourire, mais avec les Russes, nous avons des valeurs en commun, en particulier la civilisation occidentale."
La Russie est plus proche de nous que du Qatar !
Un projet de chaîne d'info en continu
N'en déplaise à Thierry Mariani, il y a une différence notable : Al Jazeera, elle, a renoncé à lancer une chaîne en français. Ce qui n'est pas le cas de Russia Today. Une autorisation d'émettre a été accordée par le CSA en décembre 2015. Russia Today France pourra donc lancer sa chaîne quand elle le décidera. Quitte à ajouter une chaîne d'info en français dans un paysage audiovisuel déjà pléthorique (BFMTV, iTélé, LCI, la future chaîne d'information de France Télévisions, mais aussi France 24, la chaîne franco-israélienne i24news…).
Les vraies raisons du retard à l'allumage, avoue sans détour Irakly Gachechiladze, sont budgétaires : "Je ne peux pas vous dire quand cette chaîne sera lancée : ça ne dépend pas de Russia Today France, mais de Moscou. Mais ce ne sera pas en 2016 : nous n'avons pas le budget nécessaire. Il se monte à un peu plus d'un million d'euros, ce qui paie juste les locaux et les salaires."
On peut espérer un lancement en 2017, mais je n'ai pas la date exacte.
Selon l'hebdomadaire Challenges, il faudrait débloquer au moins 20 millions d'euros pour lancer la chaîne. D'où la nécessité, pour Russia Today France, de mettre les bouchées doubles sur le web pour convaincre Moscou. Avec un axe de développement tout indiqué : la vidéo. RT proclame être la "chaîne d'info la plus regardée" sur YouTube, avec 3 milliards de vues. Dans le cadre plus modeste de l'Hexagone, Irakly Gachechiladze avait confié à Challenges vouloir "mettre en ligne beaucoup plus de vidéos tournées par RT en France, jusqu’à cinq ou dix par jour".
A francetv info, il précise : "Avant le lancement d'une télé, nous avons le temps de bien nous implanter sur le marché avec le site et les applications. Le nombre de nos abonnés sur Periscope et Facebook monte rapidement, tout comme le nombre de gens qui parlent de nous en France." Son objectif : "Cent cinquante mille visiteurs uniques par jour sur le site." Le seuil nécessaire pour convaincre le Kremlin de délier les cordons de la bourse ?
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