Une statue de Poutine «mème» en Ukraine
A 445 km au sud-est de Kiev, arrosée par le Dniepr, Zaporijia ou Zaporojié. Cette ville industrielle a succédé à l'antique cité où vécurent les Scythes. Elle fut ensuite un haut lieu de cette région cosaque, berceau de l'anarchisme ukrainien, qui a vu naître Nestor Makhno. Avec son barrage sur le Dniepr, sa centrale nucléaire et la guerre toute proche, l'endroit est aujourd'hui sensible. La ville, située sur la ceinture sud de l'Ukraine, entre dans le projet de «Novorossya» (nouvelle Russie) que certains prêtent à Vladimir Poutine. A trois heures et demie de route, Donetsk et ses rebelles pro-russes.
Humour et/ou sentiment nationaliste ukrainien, Lénine y a été rhabillé en 2014 d'une chemise traditionnelle. Ce 24 août, pour la fête de l'Indépendance ukrainienne, c'est Vladimir Poutine qui a eu droit à un avatar en argile de brique (un matériau local). L'effigie du président russe, affublée de grandes oreilles pointues à la façon du Dobby de Harry Potter (déjà à l'origine d'une polémique), est flanquée d'un bouvreuil mort. Sur la plaque qui l'accompagne, cette inscription imitant le vieux slavon : «Le "monde russe" en deuil, aux bouvreuils russophones massacrés par des judéo-bandéristes.»
Où va se nicher le nationalisme...
Cette mystérieuse épitaphe renvoie, selon le concepteur de ce «monument» interviewé par Radio Svoboda (lien en russe), à une forme inédite de propagande née justement dans cette ville. C'est Vladimir Rogov, un militant pro-russe exilé à Moscou après avoir échoué à fonder la République de Zaporojié (sur le modèle de celles de Donetsk et de Lougansk), qui l'a rendue publique à la télévision russe (lien en russe) : une institutrice locale aurait, d'après lui, recommandé à ses élèves d'éliminer les bouvreuils – rouges et bleus, aux couleurs de la Russie – et de nourrir les mésanges – jaunes et bleues, aux couleurs de l'Ukraine.
Cette histoire lamentable a donné naissance à un mème internet sur les pauvres bouvreuils russophones torturés par des judéo-bandéristes. Il s'agit donc du premier mème internet né à Zaporojié – ce qui en soi méritait bien une statue.
Les «judéo-bandéristes» tournés en autodérision
On sait que le passé trouble d'une partie de l'Ukraine pendant la Seconde guerre mondiale alimente les accusations de néo-nazisme à l'encontre d'une partie du mouvement né sur la place Maïdan. Ainsi, l'extrême droite ukrainienne de Pravy Sektor se réclame toujours du nationaliste Stepan Bandera, considéré comme un collaborationniste. Son antisémitisme est partagé par certains de ses ennemis pro-russes amalgamant «judéo» et «bandériste». Sur internet, les mèmes qui tournent en dérision ces accusations de «judéo-bandera-fascisme» sont légion – même s'ils ne donnent pas naissance à des monuments.
De leur côté, les pro-Maïdan ne sont pas en reste, en comparant les pro-Russes à des doryphores : la bestiole est en effet dotée des rayures et de la couleur du ruban de St-Georges de la Seconde Guerre, symbole du patriotisme russe réactualisé depuis le conflit ukrainien. On se rappelle aussi les «petits hommes verts» ou les «gens polis» désignant les soldats russes non identifiés en Ukraine. Une guerre des mots et des mèmes se mène aussi sur la Toile...
Quel avenir pour ce monument au mème ?
Maxime Drozdenko a donc eu l'idée de cette statue, et c'est son ami le scuplteur Alexandre Trétiak qui l'a réalisée (photo dans l'article de Radio Svoboda). L'objet, en argile de Slaviansk, ville proche de Donetsk reprise aux pro-Russes – un choix évidemment symbolique – réputée pour sa vaisselle, a nécessité plusieurs mois de travail. Pas sûr qu'il fasse long feu en place publique, car «les fonctionnaires municipaux sont tous d'anciens membres du Parti des régions», le parti de l'ex-président plutôt pro-russe Viktor Ianounovitch...
Dommage, selon Drozdenko, car le nouveau résident de la ville, quatre jours en tête des actualités sur Google, lui a apporté une vraie notoriété. La photo la plus appréciée a récolté plus de 20.000 «like» sur Facebook et a été partagée plus de 10.000 fois.
Et les habitants, comment ont-ils accueilli la chose ? La fête de l'Indépendance a fait le plein, et l'on se battait paraît-il pour faire un selfie avec la nouvelle mascotte de Zaporojié.
В #Запорожье "жидобандеровцы" установили #Путин'а со снегирем http://t.co/27w3glH1h3 pic.twitter.com/2tfr7jZjAG
— ОБОЗРЕВАТЕЛЬ (@obozrevatel_ua) August 24, 2015
L'accueil n'a pas été aussi enthousiaste partout : le sculpteur est en bonne place sur la liste noire de la République de Donetsk.
Sur une autre liste, côté ukrainien, celle des personnalités à statufier, le prochain n'est autre que Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères. Tout ça à cause d'une petite phrase (chuchotée, mais les internautes ont l'oreille fine) qui lui a échappé lors d'une conférence de presse avec des représentants d'Arabie Saoudite (sans qu'elle leur soit nécessairement destinée, d'ailleurs) : «Des débiles, p...».
Tout cela tendrait à prouver que malgré les circonstances, les Ukrainiens n'ont pas perdu leur humour légendaire. Comme dit Drozdenko, «quand l'adversaire se sent gigantesque et effrayant, la meilleure chose à faire pour qu'il ne le soit plus est de le tourner en ridicule».
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