Clash diplomatique Biden-Poutine : ce que rappeler un ambassadeur veut dire
Le rappel par la Russie de son ambassadeur aux États-Unis a réveillé les angoisses de la Guerre froide. Il ne s'agit pourtant à ce stade que d'un jeu convenu : les deux États ont a leur disposition d'autres outils diplomatiques pour exprimer leurs désaccords.
Sous les ors feutrés des représentations diplomatiques, parfois le parquet grince : il suffit d'un rien pour que la fragile mécanique qui préside aux relations entre États souverains se grippe et, parfois, se coince franchement. D'un rien ou d'un ''beaucoup''. En témoigne le rappel par le Kremlin de son ambassadeur à Washington après que Joe Biden, le président des États-Unis, a qualifié Vladimir Poutine, son homologue russe, de ''tueur''. Suscitant, sans surprise, l'ire du président russe et le rappel illico presto d'Anatoli Antonov, ancien vice-ministre de la Défense et vice-ministre des Affaires étrangères, et ambassadeur de Russie aux États-Unis.
Le rappel du diplomate sonne comme un malheureux présage, celui d'un pourrissement définitif et du glissement vers l'usage de la force : sanctions économiques, rupture des relations bilatérales. Ou vers le conflit armé, les déplacements de troupes, érection de missiles en sus, réveillant le souvenir des pires heures de la Guerre froide, où les deux belligérants avaient dissous pendant des lustres leur diplomatie dans l'atome, par têtes nucléaires interposées.
Le rappel d'un ambassadeur, un élément codifié du langage diplomatique
L'ambassadeur russe à Washington partira pour Moscou samedi pour des consultations sur l'avenir de la relation russo-américaine. Un tel rappel d'ambassadeur, même s'il est formellement qualifié "d'invitation" par Moscou, est chose rare dans l'action diplomatique russe.
La tectonique des relations bilatérales est parfois violente, mais cela fait partie du jeu diplomatique. "Gardons à l'esprit que le rappel d'un ambassadeur n'est qu'un des éléments du langage diplomatique et qu'il s'agit d'une pratique normée, plutôt récente", tempère Daniel Arlaud, historien et ancien proche collaborateur de Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre du président Jacques Chirac.
"C'est un petit morceau de musique qui laisse toute latitude au soliste pour chanter ou faire sa musique devant l'orchestre. Et in fine, de jouer la relation entre les politiques et les diplomates, en laissant un espace pour le contrepoint."
Daniel Arlaudà franceinfo
"Dans un premier temps, le ministre des Affaires étrangères envoie une note verbale à l'ambassade étrangère en question, convoquant l'ambassadeur étranger pour exprimer un désaccord : l'État peut ensuite rappeler son propre ambassadeur", poursuit Jean-Paul Pancracio, professeur émérite des universités et spécialiste de droit international public. Concrètement, l'ambassadeur signale la décision de son ministère au pays accréditaire, puis quitte le pays. Il rend alors compte auprès de son ministère ou du chef d'État de la situation du pays.
Rappeler un ambassadeur ne signifie pas une rupture définitive et laisse donc une marge à la poursuite des échanges diplomatiques. "Cette pratique est liée à une époque où la diplomatie est devenue plus standardisée, complète Daniel Arlaud, avec l'augmentation du nombre d'ambassades depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, multipliant le nombre de relations possibles.'' ''Grosso modo, après la Seconde guerre mondiale, on comptait une cinquantaine d'États dans le monde, précise Jean-Paul Pancracio, pour l'essentiel alliés durant la Seconde Guerre mondiale, vainqueurs et fondateurs de l'ONU, familiers des relations internationales. Tout se basait alors sur des usages et des coutumes internationales...''
"Lorsqu'arrivent les grandes vagues de décolonisation, la société internationale compte nombre d'États nouvellement souverains, sans que personne ne sache comment ils appliqueront ces usages, qu'il s'agira alors de marquer pour l'avenir dans le marbre."
Jean-Paul Pancracio, spécialiste des relations internationalesà franceinfo
Des règles communes pour réguler la diplomatie voient ainsi le jour dans les années 1960 avec la Convention de Vienne, une série de textes qui viennent codifier les relations entre les États : relations diplomatiques (1961), relations consulaires (1963), ou encore droit des traités (1969). L'objectif de la Convention de Vienne est de mettre de l'ordre dans le foisonnement des relations directes entre chefs d'État. Et de trouver un langage commun qui facilite une graduation dans l'expression du mécontentement d'un État à l'égard d'un autre et contenir les conflits, comme celui survenu entre les États-Unis et la Russie.
Avant la Convention de Vienne, et même jusqu'au XXe siècle, le rappel d'ambassadeur et la rupture des relations diplomatiques sont relativement similaires : ils signalent en général un point de non-retour. Depuis, la pratique est devenue un slogan du langage diplomatique : la France a ainsi rappelé son ambassadeur en Turquie l'année dernière, en 2020. Elle l'a fait aussi de façon plus surprenante en 2019 avec l'Italie, pour protester après plusieurs déclarations du gouvernement italien : Luigi di Maio sur les "Gilets jaunes" ou Matteo Salvini sur Emmanuel Macron. Ce rappel est rarissime dans la jurisprudence diplomatique de l'Union européenne. La Grèce a utilisé la même voie à deux reprises avec l'Autriche et la République tchèque, quand la Hongrie, elle, l'avait déjà pratiquée avec les Pays-Bas.
Une gradation avant la rupture des relations diplomatiques
Á ce niveau encore relativement faible, mais symbolique, puisqu'il marque un acte et donc une réaction publique, le rappel de l'ambassadeur russe aux États-Unis ''pour consultations'' est opportun et relativement indolore. Au stade supérieur, la Russie mécontente peut aussi rappeler définitivement son ambassadeur. Ou rompre définitivement ses relations diplomatiques et fermer son ambassade. Ainsi, en mai 2020, après la diffusion sur les chaînes publiques de télévision françaises d'un documentaire dans lequel intervenaient pendant près d'une heure de jeunes Algériens qui critiquaient l'ancien pouvoir de Bouteflika sur fond de manifestations du Hirak, l'ambassadeur algérien avait été rappelé et l'ambassade fermée. Avant de rouvrir, en juin.
"À un degré plus élevé, l'État peut rappeler plusieurs diplomates parmi les plus gradés de l'ambassade, poursuit Jean-Paul Pancracio. On laissera alors une ambassade, par exemple au secrétaire des Affaires étrangères ou à un conseiller aux Affaires étrangères de deuxième classe." Une manière de dire, pendant un jour, une semaine ou plusieurs mois, que l'État adverse ne mérite pas mieux qu'un second couteau. La rupture des relations diplomatiques n'est alors jamais loin.
Dans de pareils cas, par exemple, les délégations, ostensiblement, ne se parleront plus, ou montreront qu’elles ne prendront plus l’ascenseur ensemble. Dans une réception, elles ne se croiseront pas, pour montrer à tout le corps diplomatique qu’elles sont en froid.
Jean-Paul Pancracio, spécialiste des relations internationalesà franceinfo
À quel moment l'inquiétude pointe ? Le signal le plus évident est celui de la fermeture d'ambassades, qui empêche le contact diplomatique et réduit la possibilité d'une résolution pacifique d'un conflit. "Il s'agit là d'une situation de non-retour, souligne Daniel Arlaud. Par exemple, l'ambassade des États-Unis en Iran est fermée depuis 1979, soit plus de 40 ans. La France, elle, a fermé son ambassade en Syrie en 2012, marquant ainsi le point de non-retour de la discussion et de la possibilité d'accompagner le processus politique en Syrie. Pour nommer un ambassadeur non plus en Syrie, mais pour la Syrie, basée à Paris."
Un État peut aussi chasser un diplomate déclaré persona non grata
Un État peut aussi chasser un diplomate étranger de son territoire. "C'est l'hypothèse de la déclaration de persona non grata, explique Jean-Paul Pancracio. Sans motiver les raisons qui le poussent à demander à un ambassadeur étranger de rentrer dans son pays, un État peut le déclarer persona non grata. C'est une formulation issue du vieux vénitien, passée par l'italien gratare : ne plus être apprécié, cesser d’être agréé." La déclaration de persona non grata est notamment systématique pour les faits avérés d'espionnage diplomatique. En mars 2010, on a ainsi vu le Royaume-Uni déclarer persona non grata un diplomate israélien, après l'établissement par son ambassade de faux passeports britanniques, utilisés par les membres d'un commando du Mossad, les services secrets israéliens, pour assassiner un agent du Hamas à Dubaï.
L'ambassadeur a dès lors un délai, qui n'excède jamais huit jours, pour régler ses affaires personnelles et quitter le pays. Passé ce délai, le diplomate n'est plus considéré comme un interlocuteur par l'État accréditaire et est retiré de la liste du personnel diplomatique : il perd son titre de séjour, son immunité diplomatique, et relève du droit commun en cas de poursuite. "Paradoxalement, conclue en souriant le Pr Pancracio, on rappelle souvent les ambassadeurs au moment où on aurait le plus besoin d'eux. Mais on donne la priorité à la manifestation médiatique du mécontentement." Pour, au terme de la démonstration, voir les Américains de Biden rassurés sur la fermeté de leur nouveau président et les Russes de Poutine rassérénés par le flegme brutal du locataire du Kremlin.
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