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Présidentielle russe : internet, refuge des critiques sur la campagne électorale

Vladimir Poutine devrait remporter un quatrième mandat lors de l'élection présidentielle dimanche, qui le placerait à la tête de la Russie jusqu'en 2024. Françoise Daucé, directrice d'études à l'EHESS, décrypte comment des voix critiques se font entendre sur internet.

Article rédigé par The Conversation
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Une femme regarde une intervention en direct de Vladimir Poutine, le 15 juin 2017. (RAMIL SITDIKOV / SPUTNIK / AFP)

En cette veille d’élection présidentielle en Russie, l’espace médiatique semble de plus en plus étroitement placé sous les injonctions du pouvoir.

Il y a six ans, en mars 2012, l’élection contestée de Vladimir Poutine à la présidence de la Fédération de Russie avait permis le retour du journalisme critique et corrosif dans l’espace public russe. Sur le web, de nombreux journalistes avaient relayé les manifestations contre la fraude électorale et porté la critique contre le pouvoir. A l’époque, les sites d’information en ligne (lenta.ru, gazeta.ru, grani.ru, kasparov.ru, ej.ru, snob.ru…) constituaient des lieux d’expression du pluralisme de l’information.

La reprise en main médiatique, qui avait concerné la presse écrite et la télévision au début des années 2000, a touché le "runet" durant le mandat écoulé. Les grands titres qui couvraient l’actualité alternative en 2011-2012 ont en effet été bloqués par l’organe de contrôle des communications ("Roskomnadzor") (grani, kasparov, ej), investis par des équipes loyales au pouvoir (lenta.ru, gazeta.ru) ou rachetés par des entrepreneurs arrangeants (rbc, Vedomosti). Les titres critiques qui subsistent publient désormais sous barrière payante (dozhd’, republic) ou sont cantonnés à des niches informationnelles (mediazona, ovdinfo).

Tentative de mise sous contrôle d’Internet

La campagne électorale qui s’achève en Russie s’est inscrite dans le prolongement de l’encadrement répressif d’Internet mis en place depuis 2012. Les lois et les contrôles, déjà expérimentés depuis plusieurs années, ont été mis en œuvre avec de nouveaux blocages de sites critiques par Roskomnadzor.

Le site OpenRussia, de Mikhaïl Khodorkovsky, ainsi que tous ses sites miroirs, ont été bloqués sur demande de la procurature en décembre 2017. Suite à ce blocage, toute l’équipe du site a décidé de créer une nouvelle ressource "MBK media" qui a elle-même été bloquée en février 2018. La campagne électorale, déjà marquée par l’absence remarquable du principal leader d’opposition, Aleksei Navalny, a été ponctuée par le blocage de son site. Le 15 février 2018, le site navalny.com a ainsi été entravé par Roskomnadzor sur décision du tribunal de Ust-Labinsk à la demande du milliardaire Deripaska, à la suite d’un scandale le concernant médiatisé sur le site de l’opposant.

Ces blocages s’inscrivent dans la linéarité coercitive observée depuis six ans. Ils invitent les rédactions en activité à être prudentes quant à leur politique éditoriale et à respecter scrupuleusement la législation.

Dans un contexte d’emprise sur la vie politique, puisque le suspens sur les résultats de l’élection est faible, et de régulation administrative forte des médias, les journalistes critiques manifestent publiquement du désintérêt pour ce scrutin sans enjeu. Ainsi un rédacteur de RBK constatait récemment : "La campagne électorale est complètement simulée. Personne ne s’y intéresse vraiment. Même Poutine a la flemme de faire campagne. C’est vraiment un simulacre, comment couvrir cela ?"

Inventivité médiatique

Pourtant, la campagne présidentielle de 2018 connaît aussi des transformations médiatiques qui viennent troubler l’image du contrôle et montrent des dynamiques et des agentivités originales. L’étude des savoir-faire journalistiques montre une agilité à contourner la contrainte, à trouver des espaces nouveaux d’expression, à déplacer les lieux de la critique dans l’espace numérique. Cette agilité des déplacements autorise la critique et rend difficile son contrôle.

Le blocage du site de Aleksei Navalny illustre ce décalage des pratiques régulatrices face à des compétences numériques alternatives. Sur demande de Roskomnadzor, le site a été bloqué par les fournisseurs d’accès Internet mais les compétences techniques de l’équipe du Fonds de lutte contre la corruption, la diffusion multi-supports et l’usage des vpn limitent l’efficacité des blocages.

Le site de Navalny, comme les autres espaces médiatiques, fait l’objet d’une diffusion ubiquitaire sur les multiples réseaux sociaux (Facebook, V Kontakte, Instagram, Twitter, You Tube, Telegram…) qui relaient les contenus critiques. Pour l’instant, l’administration russe a renoncé au blocage global de ces applications populaires.

L’essor des fils d’information alternatifs

En mars 2018, la couverture de la campagne électorale ne se joue plus vraiment sur les sites d’information légalement enregistrés, soumis à un cadre juridique contraignant, mais sur ces applications en plein essor. Une migration des contenus critiques vers Telegram est ainsi particulièrement notable cette année. Sur cet espace, des fils d’information alternatifs sont en développement. Regroupant parfois plusieurs dizaines de milliers d’abonnés, ils relaient des points de vue divers, qu’ils soient favorables ou hostiles au Kremlin.

Les chaînes Telegram peuvent être animées par les rédactions de médias reconnus (Meduza, Mash, OpenRussia), par des militants politiques (Navalny), par des journalistes issus de rédactions indépendantes (Boletskaya de Vedomosti, Zygar) ou par des auteurs anonymes (Stalingulag). Sur ces canaux, les points de vue les plus divers circulent. D’abord confidentielle, l’audience de ces chaînes est en plein essor, au point que la société Medialogia a intégré les métriques de Telegram dans ses indices d’audience médiatique.

Ainsi, dans les médias comme en politique, déplacer le regard des institutions vers les pratiques permet de mettre au jour des dynamiques inattendues. Ce qui se joue en Russie n’est peut-être pas visible dans l’espace institutionnel. La télévision la presse écrite et les sites d’information donnent à voir un ordre officiel stabilisé. Mais, du point de vue des journalistes, la campagne offre l’occasion de reconfigurations de la parole critique en ligne.

Cette agilité suppose cependant une familiarité avec les outils techniques de publications alternatives qui pose la question de sa réception par le grand public. Dans le monde du journalisme, les espaces officiels, régulés et normés coexistent avec des lieux d’élaboration de la critique qui témoignent des dynamiques en cours.

The ConversationIl ne faut probablement pas se laisser abuser par le caractère formel de l’élection. Ce qui se joue est ailleurs, dans les espaces critiques qui se reconfigurent en réponse à l’ordre public imposé. Ce n’est pas tant l’élection qu’il faut prendre au sérieux que l’agilité des acteurs à la contourner.

Françoise Daucé, Directrice d'études, École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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