"Story Killers" : à l’origine d’une enquête mondiale sur la désinformation, la mort d’une journaliste indienne
Le 5 septembre 2017, Gauri Lankesh, alors âgée de 55 ans, arrive vers midi à son bureau de Bangalore (Inde) et se lance dans l’écriture d’un éditorial. Elle donne comme titre à son texte : "À l’ère des fake news". Elle y décrit ce qu’elle appelle des "usines à mensonges", des sites web qui propagent de fausses informations. Elle analyse le parcours d’une rumeur devenue virale sur la statue d’une divinité hindoue, lancée par le site internet d’un entrepreneur local. Elle affirme qu’elle a été propagée par des proches du parti au pouvoir, le Bharatiya Janata Party (BJP), un parti de droite nationaliste hindou, qui "se sont servis de cette fausse information comme d’une arme".
>> "Story Killers" : 100 journalistes révèlent l’ampleur de l’industrie de la désinformation
Le crépuscule tombe à peine lorsqu’elle prend le chemin du retour en se faufilant à travers les rues de la "Silicon Valley indienne". À peine arrivée sur le pas de sa porte, une détonation résonne. Quatre coups de feu sont tirés. Le premier l’atteint au-dessous de son épaule droite. Deux autres balles se logent dans son abdomen, touchant des organes vitaux, tandis qu'une quatrième ricoche sur le mur de sa maison. Un motocycliste et son complice s’enfuient. Gauri Lankesh meurt sur le coup. Son meurtre provoquera une onde de choc dans tout le pays. Des centaines de personnes assistent à ses funérailles en brandissant des pancartes "Je suis Gauri".
Forbidden Stories, dont la mission est de poursuivre les enquêtes de journalistes menacés, emprisonnés ou assassinés, a continué le travail de Gauri Lankesh, en partant, comme elle, du postulat que la désinformation s’est industrialisée et qu'elle est parfois utilisée comme une arme. L’association a réuni un consortium de 100 journalistes issus de 30 médias, dont la cellule investigation de Radio France, pour enquêter sur cette industrie de la désinformation dans le cadre du projet "Story Killers". Pendant plus de six mois, en Inde, en Amérique latine, en Europe, et ailleurs, ils ont décortiqué les rouages de ce marché dérégulé en plein essor, composé de véritables mercenaires et d’officines qui, partout dans le monde, proposent leurs services aux plus offrants, menaçant la liberté d’expression et la démocratie.
Reprendre le flambeau de son père
Gauri Lankesh s’est installée à Bangalore lorsqu'elle avait une trentaine d’années. Chez les Lankesh, le journalisme est un peu une affaire de famille. Son père avait fondé Lankesh Patrike, "le journal de Lankesh" en kannada, la langue locale. Il était connu pour ses enquêtes sur la corruption dans le milieu politique au début des années 1980, à une époque que beaucoup considèrent comme l'âge d'or du journalisme indien, une période de réelle indépendance éditoriale. "Mon père a fait tomber des gouvernements avec ses révélations sur la corruption", raconte à Forbidden Stories Kavitha Lankesh, la sœur cadette de Gauri, depuis son bureau de Bangalore, juste au-dessus de celui où la journaliste avait autrefois travaillé. Mais "Gauri n’a pas fait son entrée dans le journalisme avec de telles ambitions", précise-t-elle.
Elle a débuté sa carrière à Delhi. À l’époque, elle écrit sur tout : affaires criminelles ou même portraits pour le Times of India, pour la chaîne de télévision ETV Telugu et le Sunday Magazine. Ce n'est qu'en 2000, lorsqu'elle reprend Lankesh Patrike à la mort de son père, que son travail prend une tournure politique. Peu à peu, sa plume s’aiguise. Ses collègues et sa famille se souviennent à quel point ce changement a entraîné une "transformation" dans la manière dont elle concevait son rôle de journaliste.
En 2005, elle crée l’hebdomadaire Gauri Lankesh Patrike. À travers ses éditoriaux et des reportages réalisés dans les zones reculées du Karnataka, l'État dont Bangalore est la capitale, son journal dénonce la montée des nationalismes hindous. Il enquête sur l'exploitation minière illégale dans le nord du Karnataka, la corruption locale et les tensions religieuses. L'une de ses cibles est notamment le parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party, ou BJP. Gauri Lankesh sera poursuivie à deux reprises pour diffamation par Pralhad Joshi, un parlementaire du BJP. Selon ses collègues, elle considérait que la lutte contre les fausses informations diffusées par le BJP faisait partie d'un combat plus large contre l'extrême droite indienne. Dans un entretien qu’il a accordé à Forbidden Stories, le Dr HV Vasu, l’un de ses anciens collègues, décrit son activité comme une lutte contre le communautarisme, en référence au conflit interreligieux qui règne en Inde. Selon lui, "lutter contre les fausses informations était un aspect essentiel de ce travail".
"Un mensonge à l’apparence de vérité"
Dès ses premières années à la tête de son journal, le sujet de la manipulation de l'information à des fins politiques imprègne ses écrits. À propos de l'ancien Premier ministre du BJP, Atal Bihari Vajpaye, elle écrit : "il croit au pouvoir d'un mensonge qui revêt l'apparence de la vérité par sa constante répétition". Dans un autre article visant à démystifier une rumeur virale, elle évoque les "faux 'faits' de l'histoire", faisant référence aux affirmations selon lesquelles un ancien dirigeant de sa région avait tenté de convertir de force les hindous à l'Islam. Sa notoriété croissante commence à déranger dans l’État de Karnataka, région décrite par certains comme un laboratoire de fausses informations favorisant les conflits religieux.
Depuis son bureau de Bangalore, l'avocat BT Venkatesh se remémore les innombrables fois où il a défendu Gauri Lankesh. "Elle tirait de tous les côtés, se souvient-il. Un gangster, un politicien ou des hommes d’affaires pouvaient porter plainte contre elle. Elle s'en prenait à tous ceux qui étaient corrompus." En dépit de l’accumulation des menaces juridiques, Gauri Lankesh continue de dénoncer les agissements du parti au pouvoir, de personnalités de l'opposition et des élites qu’elle juge corrompues. "Son cran, son audace, sa façon de considérer le magazine... En l'espace de deux ans, elle s’est transformée", affirme l’avocat.
Une organisation pyramidale
Au milieu des années 2010, les nationalistes hindous gagnent en popularité. L'élection de Narendra Modi en 2014 propulse le BJP au pouvoir, notamment grâce à un vaste réseau de "cellules de technologie de l’information", dont la mission consiste à diffuser des informations positives sur le BJP et à cibler ses détracteurs dont fait partie Gauri Lankesh. Ces "cellules" obéissent à une structure hiérarchique pyramidale. Au sommet : les dirigeants du parti auxquels obéissent un réseau d'influenceurs, explique Joyojeet Pal, professeur associé à l'université du Michigan. En dessous, ceux qui créent et diffusent les récits, tout en gardant une certaine distance vis-à-vis de la hiérarchie, ce qui permet aux dirigeants de se désolidariser de leurs petites mains en cas de dérive. Ces influenceurs de bas niveau s'emploient également à discréditer les " dissidents" du parti, tels que les journalistes indépendants ou les militants. Cela peut avoir un "effet paralysant sur les journalistes, qui ne veulent plus s'exprimer en ligne", ajoute le chercheur.
Dans des courriels personnels adressés au journaliste Chidanand Rajghatta, son ex-mari, Gauri Lankesh admet se sentir découragée par cet écosystème pyramidal. "Quand la manie de [Narendra] Modi devient un mantra populaire, quand la fureur fasciste fait partie du discours quotidien, quand les informations déformées deviennent le mantra des médias grand public, quand le fondamentalisme religieux aveugle les gens... J’en suis contrariée, désenchantée, perturbée", écrit-elle en août 2016.
Ses amis confient que vers la fin de sa vie, elle semblait inquiète. Son journal perd ses abonnés. Elle s'endette car elle refuse d'accepter des annonceurs. Elle devient la cible d'un harcèlement en ligne quasi-constant de la part de réseaux d'extrême droite liés au BJP. Le "trolling" est clairement organisé. Il se déchaîne lorsqu’elle prononce un discours ou publie des photos en ligne. Des militants d'extrême droite la décrivent alors comme une "femme facile".
"Pendez-les"
Fin 2016, environ un an avant sa mort, des publications sur les réseaux sociaux la qualifient de "commie" (abréviation anglaise de communiste), de "naxalite" (mouvement indien d’extrême gauche à tendance maoïste) et de "presstitute", contraction, en anglais, de "presse" et "prostituée", terme généralement utilisé pour attaquer les femmes journalistes. Dans une publication de Postcard News largement partagée sur les réseaux sociaux, la journaliste est décrite comme étant " connue pour sa haine de l'hindouisme". L’article renvoie à une vidéo YouTube aujourd'hui supprimée, d'un discours que Gauri Lankesh avait prononcé en 2012. Sur les réseaux sociaux, les publications qui la mentionnent sont souvent suivies de commentaires haineux : "Pendez-les", écrit un utilisateur de Facebook en parlant d’elle et de ses proches.
Gauri Lankesh restait discrète sur l'ampleur du cyberharcèlement qu'elle subissait. Elle disait souvent à ses amis et collègues ne pas prendre ces menaces au sérieux. La journaliste d’investigation Rana Ayyub se souvient que, quelques jours avant son assassinat, elle lui avait expliqué que le harcèlement en ligne était "la dernière chose" dont il fallait s’inquiéter. "Je ne me rendais pas compte à quel point c'était vicieux", regrette aujourd’hui la sœur de Gauri Lankesh.
Sur le conseil d’un collègue, la journaliste installe tout de même une caméra de vidéosurveillance dans sa maison. Ses amis insistent pour qu'elle engage aussi un agent de sécurité. Mais elle ne le fera pas. À cette époque, Gauri Lankesh et ses collègues envisagent de lancer un projet de vérification de l’information en langue kannada, via un réseau décentralisé de groupes WhatsApp pour contrer des rumeurs virales. Dans les jours qui précèdent sa mort, elle partage des faits vérifiés sur son compte Twitter et des publications d' Alt News, un site de fact-checking dirigé par Mohammed Zubair et Pratik Sinha, qui ont été pressentis pour le prix Nobel de la paix en 2022 pour leur travail sur la désinformation en Inde.
Un tueur à gages endoctriné
En juillet 2022, les portes du tribunal de Bangalore s'ouvrent à un public restreint, composé d'avocats et de journalistes. 17 suspects, presque tous liés à la secte nationaliste hindoue Sanatan Sanstha et à des groupes d’extrême droite, sont jugés pour son meurtre. La police a été efficace. Une "unité d'enquête spéciale" a été créée spécialement pour élucider l'affaire. Des douilles ont été comparées à celles de crimes similaires commis ces dernières années. Le véhicule en fuite a été identifié grâce à des images de vidéosurveillance. Il n'a fallu que six mois pour arrêter un premier suspect : Naveen Kumar. Plusieurs mois plus tard, les enquêteurs ont déposé un dossier d'accusation d'environ 10 000 pages, désignant 16 autres suspects, dont l'un est toujours en fuite.
Les enquêteurs ont conclu que les meurtriers faisaient partie d’un réseau opérant dans plusieurs États du sud de l'Inde. Il est accusé d’être à l’origine de plusieurs attentats à la bombe très médiatisés au début des années 2000, à Goa, l’État côtier voisin du Karnataka. Grâce aux éléments découverts par la police scientifique, les enquêteurs ont pu établir un lien entre l’assassinat de la journaliste et le meurtre de trois autres intellectuels qui auraient également été tués par les membres de ce groupe.
Amol Kale, le cerveau présumé du meurtre, recrutait des militants d’extrême droite lors de rassemblements religieux et les entraînait à devenir des tueurs. Selon le dossier judiciaire, il les formait au cours d'un processus d'endoctrinement de plusieurs mois qui comprenait de la méditation, de l'apprentissage au maniement des armes et de l'éducation religieuse. On leur faisait lire les articles de Gauri Lankesh et regarder en boucle des vidéos. Au moins cinq membres de ce groupuscule ont ainsi vu la vidéo de son discours prononcé en 2012 à Mangalore, dans lequel on l'entend remettre en question les racines de l'hindouisme. Selon un enquêteur de la police locale, Waghmare, le tueur à gages, pouvait citer par cœur de longs extraits de cette vidéo.
C’est lors d'une réunion dans une maison qu’ils avaient louée que les comploteurs auraient décidé d’assassiner Gauri Lankesh. Selon des sources policières, la vidéo - téléchargée sur l'ordinateur portable d’Amol Kale à partir de YouTube - était un élément parmi d’autres d'un processus "d'endoctrinement progressif". Cette vidéo s'est largement répandue parmi les groupes d'extrême droite indiens, ce qui a alimenté une campagne de diffamation contre la journaliste dépeinte comme anti-hindoue.
Une vidéo tronquée
Les chercheurs ont découvert que huit liens YouTube largement partagés sur Facebook, dont trois ont suscité plus de 100 millions d'interactions (likes, partages et commentaires), renvoyaient vers la vidéo du discours de Gauri Lankesh. En 2014, la page officielle du BJP au Karnataka a, elle aussi, partagé la vidéo en l’assortissant d’un avertissement : "La prochaine fois que nous entendrons de tels discours, il nous faudra donner une réponse juridique appropriée." À plusieurs reprises, elle a été publiée sur des comptes utilisant les mêmes éléments de langage, ce qui suggère une potentielle coordination dans les publications. Elle s'ouvre sur un écran noir où clignotent les mots "pourquoi je hais la laïcité en Inde". La vidéo a été tronquée lors du montage et les propos déformés. Selon KL Ashok, qui a organisé l'événement au cours duquel Gauri Lankesh a prononcé son discours, ce dernier n'était pas une attaque contre l'hindouisme. "Il a été raccourci pour n'inclure que la partie où elle dit que la religion hindoue n'a pas de père ni de mère, déplore l’organisateur. En disant cela, son intention était de souligner la pluralité de cette religion qui compte des milliers de castes et plusieurs formes de croyances."
Selon Guillaume Chaslot, un ancien ingénieur de Google, suggérer des actes de violence au lieu d'appeler directement à la violence est une stratégie courante pour déjouer les algorithmes. "Comme certains types de contenu sont interdits sur la base de mots-clés, les gens vont trouver d'autres façons d'énoncer les choses", explique-t-il. "Au lieu d’affirmer : ‘Il faut tuer cette personne’, ils peuvent dire : ‘C'est un anti-hindous, il devrait descendre en enfer’, ce genre de chose." Dans un communiqué, Google - qui a racheté YouTube en 2006 - se défend : "Au fil des ans, nous avons mis en place les politiques nécessaires pour lutter contre les contenus préjudiciables. La grande majorité des vidéos violentes sont aujourd'hui supprimées avant de dépasser les 10 vues."
Notre analyse montre par ailleurs que la vidéo a aussi été postée depuis Facebook par le compte @GarudaPurana appartenant à l'activiste d'extrême droite Bhuvith Shetty, connu en Inde pour des actes de violence et pour avoir propagé des discours de haine en ligne. En 2014, il a rédigé une pétition sur Change.org qui visait à faire arrêter Gauri Lankesh pour "atteinte aux sentiments religieux".
Gauri Lankesh aurait dû comparaître devant un tribunal 10 jours après son assassinat, pour "perturbation à l'harmonie communautaire". "[Je] subis un procès à cause de ce discours", avait-elle écrit sur Twitter plusieurs mois auparavant. Elle ajoutait alors cette phrase lourde de sens aujourd’hui : "J’assume chacun des mots que j’ai pu dire."
Alerter la cellule investigation de Radio France : pour transmettre une information à la cellule investigation de Radio France de manière anonyme et sécurisée, vous pouvez désormais cliquer sur alerter.radiofrance.fr
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.