"Story Killers" : une enquête de 100 journalistes révèle l’ampleur de l’industrie de la désinformation
Le 27 juin 2022, le journaliste Mohammed Zubair est arrêté. Un mois plus tôt, il avait publié une série de tweets relevant les commentaires controversés d’une porte-parole du parti au pouvoir en Inde, le BJP (Bharatiya Janata Party, ou "Parti indien du peuple", droite nationaliste hindoue), contre le prophète Mahomet. Co-fondateur d’un site réputé de fact-checking connu pour sa couverture des contenus en ligne visant la minorité musulmane en Inde, Mohammed Zubair restera plus de trois semaines en prison. Cette arrestation est considérée par les défenseurs des droits de la presse comme une mesure de rétorsion des autorités contre son travail de décryptage de la désinformation et ses critiques visant le gouvernement du Premier ministre Narendra Modi.
Maria Ressa, la lauréate du prix Nobel de la paix fait, elle, face à des attaques en ligne et à des poursuites judiciaires, depuis la publication de son enquête sur la manipulation de l’information par "les armées de trolls" du président philippin Rodrigo Duterte lors de sa prise de pouvoir en 2016. Aujourd’hui, elle ne se déplace plus sans gilet pare-balles et voyage souvent accompagnée d’une équipe de sécurité.
La journaliste finlandaise Jessikka Aro, l’une des premières à enquêter sur la ferme à trolls de l’Internet Research Agency de Saint-Pétersbourg, a été victime d’une violente campagne de désinformation d’origine russe : attaques en ligne, emails insultants, dépôts de plaintes contre elle et son média de radio-télédiffusion public, Yle. La journaliste a même reçu un SMS d’une personne se faisant passer pour son père décédé, affirmant qu’il était vivant et qu’il "l’observait".
Dans sa ville de Bangalore, au centre de l'Inde, la journaliste Gauri Lankesh couvrait, elle aussi, la désinformation. En particulier celle propagée par le parti de droite nationaliste hindou BJP. Une façon pour elle de dénoncer les méthodes de l’extrême-droite dans son pays. En septembre 2017, alors qu’elle prévoyait de publier un éditorial intitulé "À l’ère des fake news" dans lequel elle dénonçait les "fabriques à mensonges", la journaliste a été tuée par balle par un individu associé à une organisation nationaliste hindoue.
100 journalistes mobilisés
Plus de cinq ans après le meurtre de Gauri Lankesh, Forbidden Stories, dont la mission est de poursuivre le travail de journalistes menacés, emprisonnés ou assassinés, a réuni plus de 100 journalistes de 30 médias internationaux, dont la cellule investigation de Radio France, pour poursuivre son travail. Avec cette enquête "Story Killers", c’est la première fois qu’un consortium international de journalistes d’investigation enquête sur le marché obscur des mercenaires de la désinformation.
Durant plus de six mois, le consortium a pu identifier des acteurs majeurs de cette activité. De l’Inde à l’Arabie Saoudite, en passant par Israël, l’Espagne et les États-Unis, le consortium a enquêté sur les entreprises et les mercenaires qui vendent désormais des services "clé en main" à des États ou des hommes politiques dans le but d’influencer les opinions, manipuler des élections, ou détruire des réputations au détriment de l’information et de la démocratie. Alors qu’elle représente une menace globale souvent invisible, cette nouvelle industrie très rentable est en plein essor. Elle se développe d’autant plus facilement à coups d’avatars, de bots et de faux comptes, qu’aucune réglementation ne la régule vraiment. Selon un rapport du Oxford Internet Institute, en 2020, au moins 81 pays ont eu recours à des campagnes de manipulation organisées sur les réseaux sociaux.
Plusieurs jours de révélations
Les journalistes comptent souvent parmi les premières victimes de ces services de plus en plus prisés par des régimes autoritaires ou corrompus. Selon une analyse des données de l’ONG Comittee to Protect Journalists réalisée par Forbidden Stories, un reporter sur quatre tués hors zone de conflit entre 2017 et 2022 a été ciblé par des campagnes de désinformation ou a reçu des menaces directes via les réseaux sociaux avant d’être assassiné. Parmi eux notamment :
• Daphne Caruana Galizia , tuée dans l’explosion de sa voiture piégée à Malte en 2017.
• Gauri Lankesh, assassinée par balles devant son domicile par des assaillants à moto, en Inde en 2017.
• Jamal Khashoggi, assassiné au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul en 2018.
• Rafael Emilio Moreno, tué par balle dans son restaurant de Montelíbano, en Colombie en 2022.
Malgré les menaces proférées contre elle, Maria Ressa continue d’exposer les mécanismes de la désinformation pour les faire connaître au plus grand nombre. "Ils utilisent la liberté d’expression pour vous réduire au silence. Mais je refuse de me taire", clame la prix Nobel. Durant les jours qui vont suivre, les journalistes de l’opération "Story Killers", dont ceux de Radio France et du journal français Le Monde, vont publier leurs révélations et dévoiler les coulisses souvent stupéfiantes de cette industrie qui posent la question de la régulation des réseaux sociaux dont le fonctionnement actuel brouille les repères et sape les fondations des démocraties, lorsqu’ils ne sont pas détournés pour être utilisés comme des armes aux mains d’officines qui agissent dans l’ombre.
Les médias membres du consortium : Radio France, The Guardian et The Observer, Le Monde, The Washington Post, Der Spiegel, ZDF, Paper Trail Media, Die Zeit, Proceso, OCCRP, Knack, Le Soir, Haaretz, The Marker, El Pais, SverigesTelevision, Radio Télévision Suisse, Folha, Confluence Media, IRPI, IStories, Armando Info, Code for Africa, Bird, Tempo Media Group, El Espectador, Der Standard, Tamedia, Krik.
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