Chute de Bachar al-Assad : que sait-on de l'homme syrien présenté comme un prisonnier du régime libéré devant la caméra de CNN ?

Selon un site de fact-checking syrien, le détenu n'est pas un civil, comme il le prétend devant les journalistes, mais un ancien lieutenant des services de renseignement de l'armée syrienne. La chaîne d'information américaine a annoncé mener une enquête sur son identité.
Article rédigé par Linh-Lan Dao
France Télévisions
Publié
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Un prisonnier libéré d'une prison de l'armée de l'air syrienne sous la caméra de CNN dimanche 11 septembre serait en réalité un tortionnaire du régime de Bachar al-Assad. (CNN)

"En près de vingt ans de carrière en tant que journaliste, ça a été l'un des moments les plus extraordinaires dont j'ai été témoin", a commenté la reporter Clarissa Ward sur X. Mercredi 11 décembre, la chaîne américaine d'information en continu CNN a diffusé un reportage dans lequel la correspondante internationale en chef a assisté en direct à la libération d'un Syrien détenu dans une "prison secrète" de Bachar al-Assad, le dictateur déchu trois jours plus tôt.

Une séquence très vite entachée de soupçons de mise en scène. "Impressionné par la performance de Clarissa Ward de CNN, digne d'un Oscar", raille un internaute sur X. "Elle est décidée à se mettre au centre de chaque histoire qu'elle couvre", critique un autre, sur le même réseau social. Selon le site de fact-checking syrien Verify-Sy, membre du réseau International Fact-Checking Network (IFCN), le prisonnier pourrait bien être un ex-lieutenant des services secrets syriens. L'enquête, publiée dimanche 15 décembre, s'appuie sur des témoignages de familles de victimes et d'anciens détenus.

La scène tournée par CNN se déroule à Damas, dans une geôle secrète des renseignements de l'armée de l'air syrienne, où se pratiquaient "la surveillance, l'arrestation et le meurtre de tous les critiques du régime", selon la journaliste. Clarissa Ward accompagne un rebelle armé, à la recherche de son confrère Austin Tice, enlevé en 2012. Les lieux semblent déserts, sauf une cellule verrouillée. Après avoir fait sauter la serrure, l'équipe tombe sur un homme, caché sous une couverture noire.

Celui-ci se relève, les mains en l'air, et affirme aussitôt qu'il est "un civil", originaire de la ville de Homs. L'homme semble sous le choc, agrippe le bras de la journaliste, présente des tremblements. "La Syrie est libre", lui fait savoir son libérateur. Il se serait trouvé dans la cellule depuis trois mois et aurait été ballotté dans trois prisons différentes, selon le commentaire de la journaliste, qui rapporte les propos de l'ex-détenu.

L'homme dit s'appeler Adil Hurbal et assure avoir été arrêté chez lui et interrogé par des officiers de la direction du renseignement militaire, au sujet de ses contacts téléphoniques. L'homme finit par être évacué par une ambulance du Croissant-Rouge. "C'est la fin d'un très sombre chapitre pour lui et pour toute la Syrie", commente Clarissa Ward dans le reportage.

Mais l'enquête de Verify-Sy vient mettre à mal la version du prisonnier. Le site de fact-checking syrien remarque plusieurs détails incohérents : le prisonnier affirme avoir été incarcéré pendant trois mois, mais ne semble pas ébloui lorsqu'il regarde le ciel, au moment de sortir. L'homme oscille entre tremblements et moments de calme. Malgré les conditions de détentions extrêmes dans les prisons secrètes, il semble "propre, bien soigné et en bonne santé physique, sans blessures visibles ni signes de torture". Il était aussi le seul détenu dans une prison vide.

Un officier de l'armée reconnu par des témoins

D'après le média syrien, aucune personne du nom d'"Adil Hurbal" ne figure dans les archives publiques. L'homme s'appellerait en réalité "Salama Mohammad Salama", aussi connu sous le nom de "Abou Hamza", premier lieutenant des services de renseignement de l'armée de l'air syrienne, selon Verify-Sy. L'officier contrôlait l'entrée ouest de la zone, selon des habitants du quartier Al-Bayadah à Homs. Il aurait aussi été impliqué dans "des vols, des extorsions, et des manœuvres visant à contraindre les habitants à devenir des informateurs", poursuit le site syrien. Alors, comment s'est-il retrouvé derrière les barreaux ?

Selon des riverains interrogés par Verify-Sy, il avait eu un litige avec un officier supérieur au sujet d'un "partage des bénéfices des fonds extorqués". D'autres accusations, plus graves, planent sur l'ancien gradé du régime de Bachar al-Assad. Il est suspecté d'avoir participé à des opérations militaires sur plusieurs fronts à Homs en 2014, tuant des civils, et détenant et tuant de jeunes hommes de la ville sans motif, ou pour des motifs fabriqués de toutes pièces. Certains auraient simplement refusé de coopérer ou de payer des pots-de-vin. Des allégations corroborées auprès du média syrien par des familles de victimes.

Une reporter critiquée pour son sensationnalisme 

Depuis la controverse, la journaliste Clarissa Ward n'a pas réagi publiquement. En revanche, sa chaîne de télévision a communiqué, démentant toute mise en scène. "Personne, à part l'équipe de CNN, n'était au courant de notre intention de visiter le bâtiment de la prison présenté dans notre reportage ce jour-là. Les événements se sont déroulés tels qu'ils apparaissent dans notre film", a déclaré un porte-parole de CNN, joint lundi par franceinfo.

"Nous avons ensuite enquêté sur ses antécédents et nous savons qu'il a peut-être donné une fausse identité. Nous poursuivons notre travail de reportage sur cette affaire et sur [la situation en Syrie depuis la chute du régime Assad] plus globalement."

Un porte-parole de CNN

à franceinfo

Première journaliste occidentale à atteindre la bande de Gaza en octobre 2023, Clarissa Ward a déjà fait l'objet de critiques pour son sensationnalisme. Elle avait été accusée de se mettre en scène dans un reportage, lors d'une attaque à la roquette, près de la frontière israélo-palestinienne. Selon l'agence Associated Press, ces accusations étaient fondées sur une vidéo trompeuse partagée sur X, dont le son avait été trafiqué pour donner l'impression que le caméraman de CNN recevait des instructions. Le reportage original ne comportait aucune consigne de tournage.

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