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Enquête franceinfo "Je n'allais pas le laisser mourir de faim" : envoyer ou non de l'argent en Syrie, le dilemme des parents de jihadistes

Après la mise en examen de trois parents de jihadistes français pour "financement du terrorisme", plusieurs familles craignent de s'exposer à des poursuites pour avoir envoyé de l'argent à leurs proches en Syrie. Ils témoignent. 

Article rédigé par Catherine Fournier, Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Franceinfo s'est entretenu avec plusieurs proches de jihadistes. Ils témoignent.  (ANSELME CALABRESE / FRANCEINFO)

"Quand il est parti en Syrie, je ne voulais plus lui parler. Je ne pouvais plus, je dirais même. Mais quand il a repris contact avec moi pour me demander de l'argent, je n'ai pas réussi à lui dire non." Malgré "le sentiment de trahison" qu'il a ressenti lorsque son fils a rejoint les rangs de l'organisation Etat islamique en 2014, Mohamed* a fini par lui envoyer plusieurs mandats.

"Des petites sommes, quelques centaines d’euros, tout au plus", se défend le père de famille auprès de franceinfo. Mohamed craint de s'exposer à des poursuites judiciaires après la mise en examen de Valérie de Boisrolin, Anne et Raymond Duong pour "financement du terrorisme et abus de confiance en relation avec une entreprise terroriste". Ces trois parents sont soupçonnés d’avoir détourné des subventions publiques, versées à leur association Syrie Prévention Familles, pour envoyer plusieurs milliers d'euros à leurs enfants en zone irako-syrienne. Un délit passible, théoriquement, d'une peine de dix ans de prison. Même si pour ce type de sommes une source judiciaire estime que les prévenus risquent plutôt de la prison avec sursis.

"Il m'a demandé de l'argent pour 'survivre'"

"C'était mon argent personnel, pas de l'argent public. Ça n'a rien à voir avec cette histoire", enchaîne Mohamed, sans attendre qu'on lui pose la question. A l'époque, son fils vient de rejoindre la Syrie depuis quelques semaines et cherche à rejoindre une katiba, un bataillon de combattants jihadistes. "Contrairement à beaucoup d'autres jeunes, il est parti sans rien, explique le quinquagénaire, d'une voix inquiète. Il m'a demandé de l'argent pour 'survivre'. C'est ça qu'il m'a dit."

En tant que père comment voulez-vous que je refuse de lui donner de quoi manger ? Je n'allais pas le laisser mourir de faim !

Mohamed

à franceinfo

"On peut comprendre que des familles envoient de l’argent à leurs enfants. C’est humain et ça ne veut pas dire qu’elles aident les terroristes", argue de son côté Dominique Bons, présidente de l'association Syrien ne bouge, qui vient en aide aux familles de jihadistes.

D'après un enquêteur interrogé par franceinfo, de nombreux parents ont, comme Mohamed, envoyé de l'argent à leur proche parti rejoindre le chaos syrien. "Ce n'est pas quelque chose de nouveau. Mais avec cette affaire [les mises en examen de Valérie de Boisrolin et des époux Duong], c'est la première fois que des familles sont poursuivies", précise une source judiciaire.  

"Je n'y comprends plus rien"

Dans ce dossier, Valérie de Boisrolin et Anne Duong nient avoir ponctionné la trésorerie de l'association et attestent avoir envoyé leur propre argent. "J’ai bien expédié au total 13 000 euros à ma fille et mon fils. Mais c’était sur mes fonds personnels", s'est brièvement défendue la seconde auprès de LibérationPourtant, le fait d'envoyer ses deniers personnels ne protège pas des poursuites. Aux yeux de la loi, chaque euro envoyé en zone contrôlée par les jihadistes peut constituer un délit de "financement du terrorisme".

Créée au lendemain des attentats du World Trade Center, la loi relative à la sécurité quotidienne punit le fait de "financer une entreprise terroriste en fournissant, en réunissant ou en gérant des fonds, des valeurs ou des biens quelconques". Une définition large, initialement destinée à lutter contre le macrofinancement d'organisations comme Al-Qaïda, mais qui englobe aussi les envois de petites sommes par les familles.

"Je n'y comprends plus rien", s'exclame Camille*, profondément déstabilisée à l'idée qu'elle pourrait être poursuivie. La première fois que cette jeune femme a voulu envoyer de l'argent à son frère, parti rejoindre l'organisation Etat islamique en 2014, elle assure s'être naturellement tournée vers les autorités. "Je ne voulais justement pas avoir de problème, alors j'ai demandé à la personne qui me suivait à la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), si je pouvais lui faire parvenir un mandat en Syrie. Elle m'a dit que rien ne m'interdisait d'envoyer de l'argent à un proche, qu'il soit en Syrie ou dans un autre pays", affirme-t-elle, une impression de désarroi dans la voix. 

"On ne laisse plus rien passer"

Les autorités ont-elles changé leur fusil d'épaule ? "Lors des premiers départs massifs pour la Syrie, on a vu beaucoup de proches envoyer de l’argent sans qu’il n'y ait de poursuites. Mais après les attentats du 13-Novembre, il y a eu un changement de la politique pénale du parquet antiterroriste de Paris, décrypte un connaisseur du dossier. On est désormais dans une ère où on ne laisse plus rien passer."

Une autre source proche du dossier abonde : "Désormais, le message est clair : 'N’envoyez pas d’argent à des combattants étrangers'. Il n’y a pas de seuil sur les montants envoyés. 20, 30, 50 euros… Cela suffit pour payer un billet de bus et parfois un billet d’avion. Cumulées, ces petites sommes expédiées à titre individuel représenteraient "des centaines de milliers d'euros, voire des millions d'euros", poursuit cette source. "Cela alimente Daech en argent liquide."

C'est Tracfin, la cellule antiblanchiment du ministère de l'Economie et des Finances, qui signale à la justice les flux ou les comportements suspects. Ce fut le cas pour Valérie de Boisrolin et les époux Duong. Le gendarme financier a identifié une centaine de collecteurs en Turquie et une cinquantaine au Liban. Ces derniers récupèrent les mandats, envoyés via des sociétés de transfert d'argent comme Western Union ou Moneygram, pour les ramener ensuite dans les zones contrôlées par les jihadistes de l'Etat islamique. 

"J'avais trop peur qu'ils coupent la tête à ce type à cause d'un colis"

Pour envoyer de l'argent à son frère, Camille a dû passer par ces collecteurs. "Je devais envoyer l’argent dans un pays limitrophe. Mon frère payait, à l’avance, un intermédiaire, qui allait chercher le mandat en son nom et le ramenait chez Daech. Sur mon dernier envoi - c'était 500 euros - il a pris environ 80 euros. C'est devenu un métier là-bas." 

Elle raconte une scène "surréaliste" : "Un jour, j'ai envoyé un colis à mon frère et il a payé quelqu'un, à l'avance, pour qu'il aille le récupérer. Mais le colis m'a été renvoyé et la personne en question n'a jamais rendu l'argent. Il semble qu'il avait déjà fait le coup à plusieurs autres familles. Alors mon frère m'a demandé de lui envoyer tous les documents prouvant que j'avais bien envoyé le colis pour qu'il puisse porter plainte devant leur tribunal islamique. Je lui ai dit non. J'avais trop peur que, chez Daech, ils coupent la tête à ce type-là à cause d'un colis ! Après j'aurais eu ça sur la conscience ! Et là, mon frère m'a répondu : 'N'importe quoi ! On n'est quand même pas des sauvages.'"

A chaque envoi, son frère a pris l'habitude de lui envoyer des photos pour prouver qu’il a reçu la somme envoyée et qu’elle sert bien à acheter des objets du quotidien et non des armes."Il m’a montré le lit ou les vêtements qu’il a achetés. Il se doute qu’on est surveillés par les renseignements et ne veut pas nous causer de problèmes", explique Camille.

Malgré ce départ en Syrie, qui a miné sa famille, cette jeune femme reste très proche de son cadet. "J'ai expédié plusieurs mandats. Des colis aussi, avec des jouets pour mes neveux", explique-t-elle.

Evidemment, si mon frère m’avait dit que c’était pour acheter une kalachnikov, jamais je n’aurais donné le moindre sou. Mais la vie est dure là-bas et les enfants n'ont rien demandé.

Camille

à franceinfo

"Pour moi, envoyer de l’argent, c’était les laisser là-bas"

Tous les proches ne sont pas du même avis. Pour Ivano Sovieri, il n’a jamais été question de donner le moindre sou. "Ils sont cons ces parents qui filent des ronds", s’emporte ce Niçois, père de trois enfants, dont l'accent trahit les origines sudistes.

Pourquoi on devrait se soucier de leur confort, alors qu’ils ont détruit notre vie ?

Ivano Sovieri

à franceinfo

En 2014, sa fille, alors âgée de 27 ans, est partie rejoindre son mari en Syrie, avec ses deux fils de 4 et 6 ans. Dans la famille de son gendre, ils sont huit à avoir pris la route. Onze personnes au total. "Ma fille, je lui ai dit tout de suite : 'Tu n’auras rien de moi'”, prévient-il.

Sylvie* a, elle aussi, refusé lorsque sa fille lui a demandé de l'argent. "Elle avait besoin de sous pour acheter des baskets à mon petit-fils. Vous imaginez à quel point ça a été dur de lui refuser ça ?", se remémore-t-elle, avec des émotions toujours vives.

Contrairement à Camille, les autorités lui avaient conseillé de ne pas céder aux demandes de sa fille. Mais, d'après ses dires, ce n'est pas ce qui a motivé son refus. "Je comprends ces mamans en détresse qui financent leurs enfants, explique-t-elle. Mais moi, je n'ai toujours eu qu'un seul but : les faire rentrer, elle et mon petit-fils. Pour moi, envoyer de l’argent, c’était les laisser là-bas."

"S'il le faut, je vends tout pour la récupérer"

Après un an et demi d'acharnement, Sylvie est parvenue à ramener sa fille en France en ayant recours à des passeurs. Dans la petite communauté des familles de jihadistes, les prix pour organiser un retour en France sont connus : "Entre 20 000 et 30 000 euros", assurent plusieurs proches, même si "les tarifs varient" et que "la situation est devenue très compliquée pour communiquer", d'après la sœur d'un Français de l'EI.

Ces derniers mois, l'organisation Etat islamique a connu des revers cuisants. Elle perd chaque jour du terrain à Raqqa, son fief syrien, et les forces irakiennes ont repris le contrôle de Mossoul. "Dès qu'une organisation terroriste explose ou qu'un conflit régional touche à sa fin, la question du retour des jihadistes étrangers se pose, explique Marc Trévidic, ancien juge d'instruction au pôle antiterrorisme du tribunal de grande instance de Paris. Il y a nécessairement des familles qui vont aider à l'exfiltration de leur proche."

D'après le magistrat, l'arsenal législatif pose problème pour gérer la situation. L'article 434-6 du Code pénal punit le fait de venir en aide à un criminel ou à un terroriste financièrement, mettant à disposition un logement ou en lui fournissant "tout autre moyen de [le] soustraire aux recherches ou à l'arrestation". Mais le texte prévoit aussi une immunité pour les parents, les frères et sœurs ou les conjoints. "Si vous avez un Français qui quitte la Syrie et que sa famille l'aide à se cacher, elle ne peut pas être poursuivie", résume le magistrat. Les mises en examen de Valérie de Boisrolin et des époux Duong ne rentrent pas dans ce cadre. Leurs enfants se trouvant en zone irako-syrienne, ils ne sont pas directement recherchés par les autorités françaises.

Lorsqu'on évoque la possibilité d'un retour, tous les parents interrogés par franceinfo expliquent être prêts à mettre la main au porte-monnaie. Même Ivano Sovieri, qui avait pourtant mis un point d'honneur à ne pas envoyer d'argent à sa fille. "Le jour où elle me dit 'papa, je veux rentrer', je payerai quelqu'un sans hésiter, affirme-t-il. S'il le faut, je vends tout pour la récupérer."

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