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Tunisie : après la révolution, les désillusions

Le 14 janvier 2011, la Tunisie renversait la dictature et lançait les printemps arabes. Cinq ans après, Mathilde Lemaire a retrouvé quatre des acteurs de la révolution. Pour eux, il y a trop de désillusions pour que l'anniversaire soit une fête.
Article rédigé par Mathilde Lemaire
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
  (Jlassi, Maher, Sarah et Amani © Mathilde Lemaire / RF)

Ce 14 janvier est férié depuis quatre ans pour les onze millions de Tunisiens. Des cérémonies ont lieu, mais sans faste. Les Tunisiens savent que de tous les printemps arabes, le leur est de loin le plus réussi, mais  il y a malgré tout trop de désillusions pour que ce soit une fête. Quatre jeunes révolutionnaires de 2011 se confient.

Tunisie, 5 ans après : paroles de révolutionnaires - un reportage signé Mathilde Lemaire

Maher, le diplômé chômeur, qui déchante face à la crise

  (Paroles de révolutionnaires : Maher. © Mathilde Lemaire / Radio France)
Maher a 37 ans. Il a grandi à Sidi Bouzid, à l’intérieur du pays. C'est de cette ville pauvre que le soulèvement était parti, aprèsl’immolation d’un jeune marchand de légumes, le 17 décembre 2010. Maher le connaissait. Maher a fui sa ville juste après le drame pour rejoindre les premiers rangs des manifestations sur l’avenue Bourguiba de Tunis.

"J’étais aux côtés de ceux qui sont morts"  se souvient-il, avant d’ajouter en soupirant : "Morts pour si peu"' . Maher fait partie de l’UDC, l’union des diplômés chômeurs. A 37 ans, il vit chez les parents d’un ami à Tunis. Il dort sur un modeste matelas à même le sol.

 

"Rendez-vous compte : j’ai bac + 4, une maîtrise en marketing, et je ne trouve aucun travail. J’ai cherché comme un fou dans des centaines d’entreprises privées, même dans la comptabilité, mais il n’y a rien. Quand je décroche un job, il est en complet décalage avec mes compétences et il est rémunéré 200 dinars pour un mois. Cela fait 100 euros, c’est la honte ! Notre situation est difficile. Il n’y a aucun horizon. Moi je rêve de choses simples, comme construire une petite maison. Ma petite fiancée m’attend. On voudrait juste une vie hors de la misère" , s’énerve le trentenaire au visage triste.

 

Un tiers des diplômés sont, comme Maher, sans emploi. Un chômage à 15 %, une croissance à zéro, des prix qui flambent : la situation sociale qui avait conduit à la révolution est loin de s’être améliorée.

Amani, la gréviste de la faim, qui parle de "révolution confisquée"

  (Paroles de révolutionnaires : Amani. © Mathilde Lemaire / Radio France)
La situation économique en Tunisie est difficile, mais la possibilité de la dénoncer, de manifester, reste un acquis de 2011. Même les plus dépités des révolutionnaires le reconnaissent.

"Je peux être là, dans la rue, me mettre en colère devant votre micro... C’est vrai qu’il y a cinq ans, c’était impensable et dangereux" , concède Maher. Les jeunes mobilisés en 2011 saluent aussi, cinq ans après, le pluralisme politique. Et ils sont assez fiers de leur constitution, la plus moderne du monde arabe.

 

Mais Amani, 27 ans, tient à relativiser ces acquis. Depuis cinq ans cette enseignante réclame, avec 27 autres fonctionnaires, sa réhabilitation. Radiés sous Ben Ali car activistes, ils n’ont toujours pas réintégré la fonction publique. Ils sont en grève de la faim depuis le 17 décembre, dans les bureaux de l’Union générale des étudiants à Tunis.

Amani a perdu 13 kilos. "Aujourd’hui en Tunisie, tu peux parler mais personne ne t’entends, s’emporte la jeune fille, malgré une fatigue que l’on lit sur son visage. Ben Ali nous avait mis sur une liste rouge. Il nous semblait évident qu’en ayant participé ardemment à la Révolution, nous sortirions de ces listes rouges, et que nous pourrions travailler. Mais ça n’est pas le cas. On continue de payer notre militantisme. Aucun des gouvernements qui se sont succédés depuis 2011 ne nous a rendu nos droits légitimes. Nous méritons du travail et une vie digne !  Cette révolution a été confisquée" , conclut-elle, pleine de rancœur.

 

Voilà qui dit le décalage entre l’énergie et la rage de cette jeunesse –plus de la moitié des tunisiens ont moins de 35 ans – et une classe politique assez immobile, conservatrice. Le président a 89 ans. Le président de l’assemblée nationale en a 81.

Sarah, la blogueuse, qui reste sans voix face au terrorisme

  (Paroles de révolutionnaires : Sarah. © Mathilde Lemaire / Radio France)
L’autre fléau auquel est confrontée la Tunisie de l’après-révolution, c’est le terrorisme. Le sujet est dans toutes les conversations depuis que l’an passé : trois attentats ont ensanglanté le pays : au musée du Bardo, le 18 mars 2015, sur la plage de Sousse, le 26 juin 2015, puis contre un bus de la garde nationale, le 24 novembre.

La peur est présente par exemple chez Sarah Ben Hamadi, ex blogueuse de 32 ans, mobilisée il y a 5 ans dans les manifs de l'avenue Bourguiba. Sarah travaille aujourd’hui dans l’audiovisuel et ce fléau du terrorisme, elle avoue ne pas l’avoir vu venir. "Ce n’était pas du tout les lendemains qu’on espérait. Les attentats, cela fait partie des très mauvaises surprises de l’après-révolution. Nos gouvernements, peu habitués aux rouages de l’Etat, n’ont pas su trouver le bon équilibre entre la liberté d’expression et le maintien de l’ordre. Ils ont laissé faire, ont parfois fermé les yeux   surtout Ennahdha, le parti islamiste  –  quand des armes se sont mises à circuler en provenance, souvent, de la Libye voisine. Ils ont sous-estimé les départs de jeunes Tunisiens désespérés vers la Syrie ou la Libye. Personnellement je ne m'attendais pas non plus à ce que le phénomène prenne une telle ampleur" , confie la trentenaire inquiète.

 

Depuis 2011, 6.000 Tunisiens sont partis en Syrie ou en Libye. Et l’appareil sécuritaire peine à faire face. Un militant associatif résume : "Les jeunes ne s’immolent plus, ils rejoignent Daech."

 

Tout est en effet lié : le marasme économique est l’une des raisons qui conduisent certains jeunes à rejoindre l’organisation Etat Islamique notamment dans les villes et villages de l’intérieur du pays, près des montagnes où s’implantent les groupes djihadistes. Des groupes qui manient bien la propagande et qui parviennent aussi à leurs fins grâce à l’argent.

 

C’est ensuite un cercle vicieux, car la crise économique favorise les départs de jeunes pour le djihad, puis le terrorisme favorise la crise. Le tourisme, qui représente 15% de l’économie tunisienne, souffre énormément depuis les attentats. Plus de la moitié des hôtels ont fermé. Il y a encore un an,  trois bateaux de croisières avec à bord, 20 000 touristes au total, débarquaient chaque jour au port de la Goulette, à Tunis. Maintenant, c’est un ferry de temps en temps !

Jlassi, la romantique qui garde l’espoir

  (Paroles de révolutionnaires : Jlassi. © Mathilde Lemaire / Radio France)
Un tableau bien sombre, mais certains révolutionnaires de 2011 refusent de voir tout en noir. Exemple, Jlassi, 22 ans. Il y a 5 ans, elle bataillait pour que son père la laisse participer aux manifestations. Elle a souvent dû se contenter de les suivre à la télévision.

Aujourd'hui, Jlassi a rejoint le Parti des Travailleurs. Il n’est pas une semaine sans qu'elle ne participe aux sit-in, blocages, ou rassemblements qui sont très nombreux à Tunis maintenant qu’ils sont autorisés. 

"Il faut de la patience et, surtout, de l’espoir. La majorité du peuple est très désespérée cinq ans après la révolution, mais nous ne sommes qu’au début d’un parcours très difficile. Je suis optimiste, car grâce à l’intelligence et au courage du peuple, on peut et on va encore peu à peu changer la Tunisie. Rappelez-vous que les Français, par exemple, ont mis presque 100 ans à achever leur Révolution" , fait remarquer la jeune fille.

Jlassi, la révolutionnaire romantique, a sans doute raison. Une révolution n’est pas une date, c’est un processus. Un processus loin d’être achevé en Tunisie.

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