: Reportage Elections en Turquie : les rescapés des séismes se sentent "oubliés" et rêvent d'"un changement politique profond"
Des visages souriants au milieu des décombres. En banderoles, le long des murs ou sur des minibus affrétés pour l'occasion, les candidats aux élections présidentielle et législatives des 14 et 28 mai s'affichent dans la province de Hatay, dans le sud-est de la Turquie, dévastée par les séismes survenus début février. Mais trois mois à peine après la catastrophe, qui a fait plus de 50 000 morts côté turc et au moins 8 000 victimes en Syrie voisine, la campagne électorale a un goût amer pour les survivants.
"Vous devrez rendre des comptes", "Nous ne partirons pas d'ici", préviennent des graffitis laissés à la hâte sur les ruines. Partout, à flanc de colline et sur le bord des routes, des rangées de tentes ont poussé. Quand elles ne sont pas parquées dans des camps, les familles sinistrées dorment le plus souvent devant leur immeuble fissuré, interdit d'accès, dont les façades éventrées laissent parfois entrevoir des pans de salon, de cuisine ou de salle de bains.
Assaillis par les pelleteuses, certains pâtés de maisons ne ressemblent plus qu'à un épais tapis de gravats, de fers à béton et de meubles réduits en miettes. Dans ces quartiers, les équipes de campagne n'ont même pas jugé bon de déployer leur propagande électorale. Qui les verrait, à part les patrouilles de police et les rares habitants revenus glaner des matériaux pour leurs abris de fortune ?
A moins d'une semaine du premier tour, le mercure dépasse pour la première fois 30°C dans la province et les sondeurs du pays sont, eux aussi, en surchauffe. Pour la présidentielle, tous prédisent un premier tour très serré entre le président sortant, Recep Tayyip Erdogan, et son rival centriste, Kemal Kiliçdaroglu, qui espère mettre fin à deux décennies de règne islamo-conservateur. En parallèle de cette campagne, les sinistrés des tremblements de terre alertent sur l'urgence humanitaire, tout en dénonçant la gestion des décombres, qui fait planer sur la région le risque d'une nouvelle catastrophe.
"Les politiques nous ont tout simplement oubliés"
Dans les villes de la région, les élections sont loin d'être le premier sujet de conversation. "L'état d'urgence humanitaire a officiellement pris fin le 8 mai, mais la situation reste extrêmement critique", déplore Nurhan Kizilkan, fondatrice de l'ONG Yardim Konvoyu ("Le convoi d'aide" en français). Le 6 février, jour du premier séisme, elle s'était rendue directement sur place pour prêter main-forte aux secouristes. "On a vu le port d'Alexandrette en feu, traversé la neige et la grêle pour trouver une région plongée dans le noir, il n'y avait plus rien qui tenait debout, se souvient-elle. Pendant trois jours, nous avons évité de manger et de boire, car il n'y avait pas de toilettes."
Trois mois plus tard, la crise sanitaire n'a pas encore été totalement réglée – et risque même d'empirer. Dans les villages de tentes et de conteneurs, l'accès à l'eau est un chantier prioritaire. "Surtout que l'été arrive, alerte Nurhan Kizilkan, et avec lui les problèmes de santé ainsi que les risques d'épidémie." Comme beaucoup d'autres, l'ONG a pris ses quartiers au pied du stade de football de Hatay, lui aussi fermé à cause du séisme. "Nous allons rester ici un moment, assure de son côté Kadir, coordinateur de terrain, car les besoins ne cessent d'évoluer. On passe du logement d'urgence à l'hygiène quotidienne, des bottes d'hiver aux sandales." Sans oublier les denrées essentielles, l'eau potable, la nourriture, que les familles ne peuvent plus se payer, faute de travail.
En plus de l'aide matérielle, les ONG de la région mènent de plus en plus d'actions culturelles. C'est le cas de l'association Mavi Kus ("l'oiseau bleu" en français), qui organise des projections et des ateliers autour de courts-métrages pour les enfants. "Psychologiquement, c'est incroyablement bénéfique pour eux", se félicite le cinéaste et documentariste Necati Sönmez, qui est derrière ce projet. Originaire de la région, il a perdu son cousin, sa femme et leurs enfants dans la catastrophe. Il campe désormais dans l'une des centaines de tentes bleues distribuées par la Chine dans la zone.
"Ici, les gens disent que l'Etat les a regardés mourir, que les secours sont venus trop tard et de façon désorganisée."
Necati Sönmez, cinéaste et fondateur de l'association Mavi Kusà franceinfo
"Les politiques nous ont tout simplement oubliés", lâche à côté de lui Aynur, 32 ans. "Faute de secours, les gens tentaient de manœuvrer les grues eux-mêmes. J'ai entendu des gens, dont des enfants, crier des heures sous les décombres avant de mourir", se souvient-elle, la mine sombre. Au chômage technique depuis les séismes, cette comptable donne beaucoup de son temps à l'association. "Dans les discussions avec les parents, on sent de l'incertitude, mais aussi une grande colère, confie-t-elle. Certains ont été chassés de chez eux par les démolisseurs, alors qu'ils avaient encore des affaires dans leurs immeubles."
Pour Necati Sönmez, "l'état d'urgence a surtout profité au gouvernement, afin de faciliter les expropriations et de lancer la transformation urbaine". Face aux promesses officielles de rebâtir les logements en l'espace d'un an, le cinéaste reste perplexe. "Cela devrait plutôt prendre cinq, voire six ans, si l'on veut faire ça de façon raisonnée et éviter que ce genre de désastre ne se reproduise", estime-t-il.
Des décharges qui pullulent et des partis politiques qui "n'entendent pas"
Dans la vallée, la question des démolitions fait polémique. Celle de l'évacuation des décombres, encore plus. Depuis le 1er avril, des habitants de Samandag, sur la côte sud de la province de Hatay, manifestent pour dénoncer les risques sanitaires et environnementaux du déversement des gravats qu'ils jugent toxiques. "Arrêtez les dépôts, sauvez des vies", ont-ils scandé lors de l'une de leurs "veillées pour la vie", cités par le média turc Bianet (en anglais).
"Nous sommes passés de trois à 18 décharges, dont quatre non-officielles", détaille Fernur, 32 ans, cofondatrice de la Plateforme écologique de Hatay. Sur son téléphone, elle fait défiler des images impressionnantes prises par un drone. On y voit des centaines de camions chargés de gravats se diriger en file indienne vers d'immenses tas de débris. Pour les activistes, ces décharges décrites comme "temporaires" par les autorités peuvent causer une grave pollution des sols et des cours d'eau. "Nous sommes dans une région agricole, les risques pour la population sont énormes", alerte Fernur. "Après le séisme, ce serait la double peine."
Plus que tout, les opposants à ces décharges craignent une contamination massive liée à la présence d'amiante dans les bâtiments détruits. Cette toxicité est démentie par le gouvernement, mais pas par le maire de Hatay, Lütfü Savas. Diplomate, ce dernier évoque un déblaiement "sûrement un peu trop rapide" des gravats par l'Afad, l'agence du gouvernement central. "L'amiante peut causer de nombreux cancers et maladies respiratoires", rappelle tout de même ce médecin de carrière, élu sous la bannière du parti d'opposition CHP.
"Il n'y a pas assez d'arrosage pour fixer les poussières, c'est très dangereux pour les ouvriers et le reste des habitants", s'étrangle Fernur, qui évoque une situation "pire que les attentats du 11 septembre 2001" à New York, à la suite desquels 70% des secouristes avaient manifesté des troubles pulmonaires selon le Centre américain du mésothéliome (document en anglais). "Sauf qu'ici, le volume de débris est beaucoup plus élevé, imaginez les conséquences", souligne-t-elle.
Des analyses indépendantes, toujours en cours, serviront à alerter la population avant d'éventuels recours en justice. "La majorité des habitants n'ont aucune connaissance de ces risques, c'est notre mission de les informer", assure Fernur, qui a, elle aussi, une dent contre les grandes formations politiques. "Oui, les partis ont apporté une aide humanitaire, mais ils n'entendent pas nos appels concernant les problèmes environnementaux", déplore l'activiste.
Les sinistrés "en veulent à tous les politiciens incompétents"
Dans le centre de Samandag, au cœur de l'un des quartiers les plus dévastés de la ville, Cansel Aslan, 36 ans, n'a pas une minute à elle. "Qui gère les pâtes ?", "Va voir ce que veut la dame à la barrière", lance-t-elle en turc et en arabe aux bénévoles du collectif Solidarité séisme de Hatay qu'elle coordonne. Autour d'elle sont empilés des cartons de vêtements, de nourriture, de produits pour bébé. Des dessins d'enfants sont affichés sur le plafond du hangar, qui s'est effondré lors des tremblements de terre.
"Les premiers jours, personne n'est venu nous aider, il a fallu se débrouiller", raconte-t-elle. Hantée par "les cris qui venaient de sous les gravats", elle peine à retenir ses larmes. Quand les semi-remorques chargés de dons ont commencé à affluer de toute la Turquie, la situation de "chaos" l'a poussée à investir ce lieu à l'abandon pour trier les produits. "Très vite, on a compris qu'on ne pouvait rien attendre du gouvernement", confie-t-elle. Le collectif gère désormais trois dépôts, en plus des distributions dans les camps.
Selon la responsable associative, les rescapés des séismes "en veulent à tous les politiciens incompétents" et dénoncent le non-respect des normes de construction tout comme la "collusion" entre décideurs et promoteurs immobiliers. "Tout près d'ici, 80 personnes sont mortes dans un immeuble qui avait à peine quatre ans", grince-t-elle, réclamant "un changement politique profond, à tous les niveaux".
Malgré ce ressentiment, les élections sont suivies de près dans le quartier. Tout à coup, des cris de joie résonnent de toutes parts. Muharrem Ince, l'un des quatre prétendants à présidence, a annoncé jeudi qu'il retirait sa candidature, relançant les espoirs d'une victoire dès le premier tour du social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu face à Recep Tayyip Erdogan. "Toutes les élections sont importantes, mais celle-ci est vraiment spéciale", lance Cansel Aslan, en regardant les immeubles détruits de l'autre côté de la rue. "Le matin du 15 mai [au lendemain du premier tour], on espère se réveiller avec un pays en meilleur état."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.