: Récit franceinfo Une vie de paria : le témoignage de citoyens turcs, victimes des purges d'Erdogan
Depuis la tentative de coup d'État en Turquie, il y a trois mois, plus de 30 000 personnes ont été arrêtées et plus de 90 000 fonctionnaires mis à pied. Alice Serrano, envoyée spéciale de franceinfo dans le pays, a rencontré une partie de ces personnes mises au ban de la société.
La Turquie devrait reconduire l'état d'urgence mercredi 19 octobre, trois mois après la tentative de putsch du 15 juillet 2016. Grâce à un fort soutien populaire, le président, Recep Tayyip Erdogan, a pu se maintenir. Il a mis en place l'état d'urgence et lancé une véritable chasse aux sorcières à l’encontre des gulénistes, une communauté religieuse, un temps proche de l’AKP, le parti d’Erdogan, et accusée d’être derrière le putsch. Depuis, plus de 30 000 personnes ont été arrêtées et plus de 90 000 fonctionnaires mis à pied. Alice Serrano, envoyée spéciale de franceinfo, a rencontré une partie de ceux dont la vie a basculé en un claquement de doigts.
Vivre à l'écart, avec la crainte d'être arrêté
C’est au lendemain du putsch que tout bascule pour Kamil (le prénom a été modifié), quand ce trentenaire discret, lunettes sur le nez, apprend que la société pour laquelle il travaille doit fermer. Elle est accusée de liens avec les gulénistes. Du jour au lendemain, le téléphone de ce cadre cesse de sonner. "J’ai un ami avec qui j’avais étudié pendant quatre ans à l’université, on jouait au foot ensemble, on voyageait, on allait au cinéma ensemble. Au lendemain du 15 juillet, je l’appelle au téléphone, et là il me dit : 'Finissons-en tous les deux, n’éternisons pas les choses', et notre amitié a pris fin. Une amitié de 15 ans a pris fin en un jour !"
La famille de Kamil lui tourne le dos, ses oncles, ses beaux-frères. Le jeune turc devient un traître, un paria. Son épouse perd à son tour son emploi. Puis l’école privée dans laquelle étaient scolarisés leurs enfants ferme, comme un millier d’autres établissements gulénistes. Les deux enfants se retrouvent à l'école du quartier. "Le jour de la rentrée, le professeur de ma fille a demandé en classe : 'Y-a-t-il parmi vous des élèves qui viennent d’écoles fermées ? Si c’est le cas, levez le doigt'. Ma fille de 11 ans s’est exécutée. Elle a été humiliée devant la classe entière. Depuis, elle subit les brimades des autres élèves." Le visage dépité, ce père de famille, pour qui être guléniste est juste une croyance et non un crime, s’attend à être arrêté à tout moment.
La torture, et la douleur des proches de victimes
Dans ses discours, Erdogan appelle à une véritable chasse aux sorcières. 55 000 professeurs ont été mis à pied, un quart des magistrats et la moitié des généraux écartés. Ahmed (le prénom a été modifié) est avocat, l’un des rares à défendre des familles de victimes. Il a peur d'être dénoncé.
Ahmed est venu sans téléphone portable à notre interview. C’est dans une voiture garée près d’un terrain vague qu’il nous parle de cet officier qu’il défend, sans avoir pu consulter son dossier. "Pendant 20 jours, sa famille n’a eu aucune nouvelle de lui et c’est après avoir été incarcéré que sa femme a pu lui rendre visite, explique l'avocat. Il lui a alors raconté comment il a été entièrement déshabillé, attaché sur une chaise en bois, les yeux bandés. Il dit avoir été torturé à coup de poings, noyé, tabassé. D’ailleurs quand sa femme l’a vu, il tenait difficilement debout et ne pouvait pas s’assoir", raconte Ahmed.
De nombreux cas de torture ont été signalés, notamment durant les gardes à vue dont la durée est passée, avec l’état d’urgence, de quatre jours à un mois. Le mari de Rabia est mort sous les coups. Cette mère de famille nous reçoit dans un appartement dépouillé, égayé par quelques photos de ses enfants. C’est dans ce quartier populaire que son mari a été arrêté fin juillet. Depuis, plus de nouvelles. Jusqu’à ce matin du 9 août.
En voiture avec son fils, Rabia reçoit un coup de téléphone la pressant de se rendre à l’hôpital. "Une heure après, ils nous ont rappelé en nous disant, cette fois, de nous rendre à la morgue. Je leur ai demandé pourquoi la morgue. Mais ils ne m'ont pas répondu, raconte Rabia.
Dans la voiture, mon fils de 17 ans me demande : 'Mais qu’est-ce que c’est que ces histoires de morgue ? Que fait mon père à la morgue ?' Moi j’avais bien compris que mon mari était mort.
Rabia poursuit son récit. "Arrivés à la morgue, ils nous ont font patienter une heure avant de finir par nous appeler. Là, ils nous ont présenté leurs condoléances. Ils ont soulevé le drap qui recouvrait son corps, c’était mon mari, il était mort."
Rabia souhaite que la dépouille de son mari repose dans son village natal. Mais là encore elle se confronte au refus de la mairie de la soutenir. "Nous avons donc fait appel à une connaissance qui a bien voulu nous aider à creuser la tombe et nous y avons inhumé mon époux, se souvient cette mère de famille. À la suite de cela, on a reçu des messages haineux sur Facebook : 'Comment un traître a la patrie peut-il être enterré ici aux cotés de nos ancêtres ? Nous ne le permettrons pas !'"
Rabia pense que son mari a été arrêté pour avoir enseigné, il y a 8 ans, dans une classe prépa fondée par des gulénistes.
Le coup d'Etat militaire, une résurgence du passé
Ces purges ordonnées par le président Recep Tayyip Erdogan semblent toucher toute la population turque, sans distinction, et de manière arbitraire. Elle s’étend aux minorités, aux Kurdes ou à toute personne critique envers le pouvoir. C'est pour avoir publié un tweet qu'Istar Gozaydin, professeur émérite à l’université d’Izmir, a été suspendu de son poste. Son passeport lui a également été confisqué. "Juste après le coup d’État, j’ai partagé une photo sur laquelle on voit une personne qui frappe l’un des soldats putschistes avec sa ceinture, explique l'enseignant. Je suis née en 1959, j’ai vécu toutes ces interventions militaires, c’est d’ailleurs l’objet de mes recherches. Je pensais que ces temps de dictature étaient révolus. C’est une très grande déception pour moi de voir que ce n’est pas le cas."
L’état d’urgence va être reconduit pour trois mois. Pour certains observateurs, la Turquie n’est déjà plus un État de droit.
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