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Le stress post-traumatique de soldats américains rentrés d'Irak et d'Afghanistan

Dans son documentaire «Of Men and War» (Des hommes et de la guerre), Laurent Bécue-Renard raconte le processus de reconstruction de soldats américains rentrés d’Irak ou d’Afghanistan dans un centre de prise en charge thérapeutique en Californie. Ce film bouleversant montre que décidément les dégâts d’une guerre sur les soldats ne sont pas uniquement corporels. Mais aussi psychologiques. Interview.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Membre d'une unité de déminage américaine au repos dans un véhicule blindé à Falloujah (50 km à l'ouest de Bagdad), le 20 décembre 2004. (Reuters - Shamil Zhumatov)
«On me traitait de héros», raconte un soldat qui se livre devant une dizaine de ses camarades dans Of Men And War (titre qui rappelle celui du fameux livre de l’écrivain américain John Steinbeck, Of Mice And Men, Des Souris et des hommes). Mais le «héros», lui, ne se vit pas comme tel. Comme tant d’autres vétérans d’Irak ou d’Afghanistan, qui ont côtoyé les horreurs de la guerre, il «ne se sent à sa place nulle part».

Ces vétérans sont revenus physiquement indemnes mais psychologiquement transformés. Ils font des cauchemars, souffrent de violentes crises d’angoisse, se sentent menacés en permanence. Leur vie de famille se délite. Certains tombent dans la drogue, d’autres se donnent la mort : en 2012, on a ainsi compté dans l’armée américaine plus de militaires se suicidant que de tués au combat. D’autres, encore, sont impliqués dans des crimes.
 
Pour autant, rares sont ceux qui arrivent à communiquer ce qu’ils ont vécu. A mettre des mots sur le mal dont ils souffrent, ce que les spécialistes appellent le «syndrome de stress post-traumatique» (PTSD, selon l’abréviation anglo-saxonne). Selon les chiffres du Pentagone, sur 2,6 millions de soldats américains qui se sont battus en Irak et en Afghanistan, un tiers souffrirait de PTSD. Ce qui donne une idée de l’ampleur du phénomène. Notamment pour d’autres conflits. A commencer par la Première guerre mondiale.

«Sobre et bouleversant», le film de Laurent Bécue-Bernard «dit la nécessité vitale de la parole, mais aussi de l’urgence à entendre. En creux, il est question de notre responsabilité à tous : rester sourd aux cris de ces soldats cassés, c’est accepter de vivre à côté de grenades dégoupillés», conclut Télérama.

Laurent Bécue-Renard, auteur de «Of Men and War» (Alice Films)

Qu’est ce qui vous a amené à faire ce film ?
Le point de départ a été très personnel. Enfant, j’ai toujours eu un sentiment diffus, celui d’une absence, d’un silence ressenti sur les expériences vécues dans le cadre des grandes catastrophes guerrières de la première moitié du XXe siècle : en l’occurrence le silence de mes deux grands-pères qui ont vécu la Première guerre mondiale, mais aussi celui de mes parents, originaires de Normandie, qui ont vécu la Seconde. Avec les années, ce sentiment est remonté quand j’ai vécu à Sarajevo la dernière année du conflit bosniaque.
 
Pourquoi avoir montré des soldats américains ? Des militaires français se sont, eux aussi, battus en Afghanistan. Ils sont partis en Afrique, notamment au Mali ou en Centrafrique. Dans le passé, il y a aussi les vétérans de la guerre d’Algérie…
Je ne cherche pas à décrire une actualité, mais des représentations plus larges. Je veux représenter l’homme guerrier, un jeune qui va au front et en revient, à travers la mise en scène d’introspections personnelles et de verbalisations d’émotions vécues.
 
J’ai choisi des Américains pour des raisons objectives. Au moment où j’ai commencé ce film, en 2003-2004, les Etats-Unis étaient lourdement engagés dans des conflits en Irak et en Afghanistan. De plus, ce pays s’est très sérieusement posé, dès la fin des années 70, la question des traumatismes psychologiques après la guerre du Vietnam. Il y a notamment été amenés par l’ampleur des problèmes sociaux qu’entraînait ce phénomène. Les cellules d’urgence, que l’on a mis en place au moment des attaques de janvier 2015 en France, sont une conséquence du travail des experts américains sur ces questions.
 
«Le travail en thérapie permet de cerner leurs béances au plus près. Ensemble, ils arrivent à baisser la garde. Ils se comprennent et s’autorisent à se raconter» (Alice Films)

Par ailleurs, comme je vous l’ai déjà expliqué, il y aussi des raisons plus subjectives et personnelles. Je suis donc moi-même habité par le silence de ma famille sur les conflits su XXe. Par ailleurs, en tant que cinéaste, j’ai le sentiment d’être habité par les représentations du guerrier venues du cinéma américain des années 50-60. Des représentations épiques avec des figures héroïques, que l’on trouve dans des films comme Le jour le plus long. Le cinéma anti-guerre aux Etats-Unis est également le produit des figures épiques, avec des films comme Il faut sauver le soldat Ryan. Pour moi, la représentation que celui-ci fait de la guerre est obscène. Il est toujours en deçà de la réalité.
 
Moi, je veux aller à la source. En prenant des figures américaines, en l’occurrence des soldats de 24-25 ans, j’ai voulu montrer l’envers du décor de ce cinéma. J’ai souhaité faire un récit à l’opposé de toutes ces représentations qui nous peuplent.
 
Le fait que vous soyiez étranger n’a-t-il pas posé problème aux militaires que vous avez filmés ? Et ont-ils acceptés facilement la caméra?
Paradoxalement, la distance culturelle et linguistique a permis une plus grande proximité et leur a permis de m’accepter plus facilement. Je n’étais assimilé à aucune catégorie civile ou militaire connue d’eux et susceptibles de les juger.
 
De plus, la mise en place du film a été très longue. Pendant trois ans, j’ai fait des allers et retours avec les Etats-Unis. Et avant de filmer, j’ai passé cinq mois dans le centre du Pathway Home. Le tournage a, lui, duré neuf mois. Nous avons donc eu le temps de nous apprivoiser mutuellement.

Un père tente de renouer le dialogue avec sa fille. Pas toujours facile... (Alice Films)
 
Dès le début de nos rencontres, je leur ai raconté que j’étais, à ma façon, habité de leur silence. Je leur ai parlé de ce que mes grands-pères avaient vécu, je leur ai montré des photos. Ils m’ont parfaitement compris. Car eux aussi ont conscience qu’ils sont en train de transmettre un vécu à leurs enfants, et au-delà à d’autres générations.  

Pour eux, la caméra était une promesse de médiation vers l’extérieur. C’était un moyen de faire connaître à leur entourage et au reste de la société une expérience incommunicable, une expérience qui leur a fait connaître la mort de trop près. A tel point qu’à certains moments, on a l’impression qu’ils s’accrochent à la caméra.
 
Pourquoi les avoir filmés en thérapie ?
L’expérience thérapeutique est celle qui nous permet d’avoir accès à un ressenti qui n’a jamais été exprimé. Les soldats concernés viennent notamment sur les conseils d’une femme ou de parents aimants. Ils ne sont donc pas forcés : face à leurs traumatismes, à leurs fêlures, ils ont décidé de faire du chemin. Le travail en thérapie permet de cerner leurs béances au plus près. Ensemble, ils arrivent à baisser la garde. Ils se comprennent et s’autorisent à se raconter. L’axe complet de la guerre est ainsi évoqué.

En famille, comme ailleurs, le militaire qui souffre de «syndrome de stress post-traumatique» a bien du mal à se situer. L'attitude détendue ne doit pas faire illusion... (Alice Films)
 
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué lors de votre séjour au Pathway ?
C’est de voir à quel point les personnes en apparence les moins aptes à élaborer un propos, à se livrer à l’introspection, tiennent des propos bouleversants et d’une grande profondeur quand elles sont mises en situation de le faire. Leurs propos étaient à la fois profonds et simples, mais aussi philosophiques et artistiques. J’ai vécu la même chose quand j’ai tourné De guerre lasse (sorti en 2003) en Bosnie-Herzégovine avec des veuves de jeunes combattants, elles aussi en thérapie. Pour moi, cela a été un encouragement vis-à-vis de l’espèce humaine : placé en situation, chacun a en soi les ressources pour choisir sa vie.
 
Pour autant, ces soldats en thérapie pourront-ils «guérir», si ce terme est approprié ?
Dans ce type de travail, la guérison n’est pas proposée. Leur expérience de guerre représente une amputation. Une partie d’eux-même est partie, ils ne pourront pas la récupérer. Il leur faut chercher en eux ce qui reste vivant, le terreau d’une nouvelle vie. Le travail thérapeutique est très douloureux. De plus, rien n’est jamais gagné. Et la béance sera toujours présente.
 
Qu’avez-vous appris lors des dizaines de débats auxquels vous avez participé avec le public du film ?
J’ai été très surpris de l’impact qu’il avait sur les spectateurs. Ceux-ci n’y voient pas un pamphlet anti-américain. Ils prennent le récit pour eux. Ce récit les renvoie à ce qu’ils portent en eux, individuellement, de la guerre. Il les renvoie à la question du père, du grand-père. On constate ainsi combien les expériences des conflits du XXe siècle ont forgé l’Occident, comment elles ont atteint la masculinité dans son essence.  


Voir aussi: Stress post-traumatique: l'autre combat des militaires

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