Complot, Vatican, mafia romaine... On vous résume l'affaire Emanuela Orlandi, qui hante l'Italie depuis trente-six ans
L'enquête autour de la disparition d'une jeune fille en 1983 connaît un rebondissement avec la découverte sous le Saint-Siège d'ossements humains, dont l'analyse se poursuit samedi. Les proches d'Emanuela espèrent que ces ossements sont les siens. Un nouveau chapitre dans cette énigme.
Qu'est-il arrivé à Emmanuela Orlandi ? La disparition de cette jeune fille de 15 ans, vue pour la dernière fois le 22 juin 1983 à Rome, est l'un des plus grands mystères d'Italie. L'enquête autour de ce fait divers est digne d'un polar façon Da Vinci Code, dont on ne connaît toujours pas le dénouement. Des années d'appels mystérieux, de faux témoignages, de classement et de réouverture de l'affaire continuent d'alimenter la presse italienne. D'autant que le Vatican pourrait être directement impliqué.
Un nouveau chapitre s'est ouvert le 20 juillet, avec la découverte d'ossements dans le sous-sol du Collège teutonique du Saint-Siège. Ils pourraient contenir ceux de l'adolescente disparue. Franceinfo revient sur cette affaire emblématique et sur les différentes pistes envisagées.
La disparition
Ce mercredi 22 juin 1983 commence comme beaucoup d'autres pour Emanuela Orlandi. L'adolescente de 15 ans, en deuxième année d'études au lycée scientifique de Rome, achève son année scolaire avec de bons résultats. Ce matin-là, sa mère l'envoie acheter de quoi préparer la pizza du soir. Elle s'y rend avec sa grande sœur Cristina, puis rentre déjeuner. Les Orlandi sont l'une des rares familles laïques à vivre à l'intérieur de la Cité du Vatican. Le père, Ercole, est fonctionnaire à la Préfecture de la maison pontificale, l'organisme qui gère notamment l'emploi du temps du pape.
Dans l'après-midi, Emanuela se rend à son cours de musique, dans le centre de la capitale italienne. Elle arrive un peu en retard et semble distraite. La jeune fille demande par ailleurs à quitter le cours dix minutes avant la fin, à 18h50. Elle appelle alors son autre sœur, Federica, et lui parle d'une offre d'emploi, bien rémunérée, pour faire de la publicité pour des cosmétiques. Elle emprunte le chemin du retour avec son amie Raffaella mais ne monte pas dans le bus avec elle. Toutes les deux se quittent vers 19h30. Raffaella est la dernière à l'avoir vue en vie. Le lendemain, Emanuela Orlandi est officiellement portée disparue.
Le 30 juin, une semaine après sa disparition, 3 000 affiches en noir et blanc recouvrent les rues de Rome. "Scomparsa" ("disparue"), peut-on lire en lettres capitales sous sa photo. Pour les Italiens, Emanuela Orlandi est cette jeune fille aux longs cheveux noirs, un sourire éternellement gravé sur son visage. Trente-six ans après cette funeste journée, on trouve encore ce portrait, qui continue d'être placardé aux abords de la place Saint-Pierre.
La police privilégie d'abord l'hypothèse de la fugue. Mais plusieurs témoignages les conduisent à abandonner cette possibilité. Un agent de la circulation affirme avoir aperçu Emanuela Orlandi devant le Sénat, en compagnie d'un homme élégant de 35 ans environ, le crâne dégarni. Il conduisait une BMW vert foncé. Certaines personnes disent avoir vu la jeune fille monter dans la voiture, pour une destination inconnue. Très vite, la famille Orlandi se retrouve assaillie de coups de fils de prétendus témoins : tous assurent avoir vu leur fille dans les rues de Rome.
Le 3 juillet, l'affaire, déjà très médiatisée en Italie, prend un tour international. Lors d'une prière publique, le pape Jean-Paul II s'adresse directement aux ravisseurs. "Je ne perds pas espoir dans l'humanité de ceux qui sont responsables de cette situation", déclare le souverain pontife depuis la place Saint-Pierre. Il demande que la jeune fille puisse rejoindre au plus vite sa famille, dont il se dit "proche".
Cette affaire est "très importante chez toute la génération des 50 ans et plus", pour qui l'allocution du pape s'est révélée "très marquante", décrypte Alban Mikoczy, le correspondant à Rome de France Télévisions.
Première piste : la vengeance diplomatique
Deux jours après l'appel du pape, la famille Orlandi et le bureau de presse du Vatican reçoivent une série d'appels anonymes affirmant qu'Emanuela est retenue prisonnière par les "Loups gris", un groupe terroriste turc d'extrême droite. A l'autre bout du fil, à chaque fois, une même demande : la libération de Mehmet Ali Agca, un militant d'extrême droite turc, emprisonné pour avoir tenté d'assassiner le pape deux ans auparavant, le 13 mai 1981. Un homme surnommé "l'Américain" appelle ainsi régulièrement pour réclamer l'échange d'Emanuela Orlandi contre Ali Agca. Au total, la famille reçoit 16 appels. Le dernier date du 27 octobre 1983. En parallèle, l'affaire devient si célèbre qu'elle est utilisée par diverses organisations pour faire connaître leur cause ou pour envoyer des messages codés partout dans le monde, rapporte The Spectator (en anglais).
La piste d'Ali Agca est d'abord prise au sérieux par les enquêteurs, avant d'être définitivement écartée en 1997 par la justice italienne. Après vingt-neuf ans d'enfermement dans une prison turque, Ali Agca est libéré en janvier 2010. L'homme n'a cessé d'affirmer qu'il savait tout de l'affaire mais qu'il ne pouvait révéler "aucun nom". Dans sa dernière lettre (en espagnol), envoyée jeudi 25 juillet à la presse internationale, le terroriste repenti affirme qu'Emanuela "vit depuis trente-six ans", qu'elle n'a "jamais subi de violences" mais qu'elle a été "victime d'une intrigue internationale pour des raisons politiques et religieuses". Le procureur de Rome n’accorde aucun crédit à ces allégations.
Deuxième piste : l'argent blanchi d'un cardinal
Autre rebondissement dans l'enquête, le 11 juillet 2005. Ce jour-là, un appel anonyme est diffusé au beau milieu de l'émission "Chi l'ha visto" ("Qui l'a vu ?", équivalent de l'ancienne émission française "Perdu de vue") sur Rai 3. "Pour trouver la solution, allez voir qui est enterré dans la crypte de la basilique Saint-Apollinaire", dit la voix au téléphone. La dite basilique est située près de la célèbre place Navone, au cœur de la capitale italienne.
Coup de théâtre : les enquêteurs découvrent dans cette crypte le corps d'Enrico de Pedis. Cette figure du grand banditisme romain a dirigé la redoutable bande de la Magliana, qui a semé la terreur dans les années 1970 et 1980. Comment un dangereux chef de gang peut-il se retrouver inhumé parmi des papes et des cardinaux ? L'homme aurait bénéficié d'une faveur de la part du cardinal Ugo Poletti, ancien vicaire de Rome.
Pietro Orlandi, le frère aîné d'Emanuela, est alors persuadé d'être sur le point de découvrir la vérité sur le funeste sort de sa sœur. Il n'a jamais abandonné les recherches et cultive sa présence dans les médias pour continuer à faire parler de l'affaire.
Manque un mobile pour Enrico de Pedis... qui se précise trois ans plus tard. En 2008, l'ex-maîtresse du criminel, Sabrina Minardi, livre une série de confessions. Elle affirme que le corps de la jeune fille a été jeté dans une bétonnière, dans la banlieue de Rome, et pointe un responsable : le cardinal Marcinkus. Le numéro 3 du Vatican jusqu'en 1984, président de la Banque du Saint-Siège (IOR), aurait commandité l'assassinat. Il aurait aidé la mafia à blanchir son argent en l'investissant dans les banques du Vatican. Inquiet que la vérité ne soit découverte par la police, Marcinkus aurait fait enlever Emanuela Orlandi par Enrico de Pedis dans le but d'envoyer un signal et d'effrayer de potentiels délateurs.
En 2012, la justice italienne fait ouvrir la tombe d'Enrico de Pedis, afin de vérifier l'hypothèse de l'appel anonyme. La famille Orlandi assiste à l'exhumation, à l'exception du père, décédé en 2004. Tous les médias italiens font le déplacement. Mais les espoirs retombent : le tombeau ne contient que le cadavre du chef mafieux, tué en 1990 dans un règlement de comptes.
Le 6 mai 2016, la Cour de cassation italienne finit par classer l’affaire.
Troisième piste : "Cherchez là où pointe l'ange"
Eté 2018. Voilà bien longtemps que le nom Orlandi n'a pas fait la une de la presse. Mais l'avocate de la famille reçoit un mystérieux message anonyme : "Cherchez à l'endroit où pointe l'ange." Le message s'accompagne de la photo d'une tombe, surmontée d'un ange sculpté. De sa main, le chérubin de marbre pointe deux sépultures. Les autorités font le lien avec une tombe du cimetière teutonique du Vatican. Sur la tablette, il est écrit en latin : "Requiescat in pace" ("Repose en paix"). Le site est situé à la frontière entre Rome et le Vatican mais dépend directement du Saint-Siège. C'est le seul cimetière implanté dans le petit Etat, à quelques mètres de la résidence Sainte-Marthe, où vit le pape François.
Dans un élan d'espoir, la famille Orlandi se rend sur les lieux pour vérifier que la photo correspond bien. Le doute n'est pas permis. Leurs avocats déposent immédiatement une demande officielle auprès du Vatican pour faire ouvrir les sépultures. Deux princesses allemandes sont censées y être inhumées : Sophie von Hohenlohe, morte en 1836, et Charlotte-Frédérique de Mecklembourg, morte en 1840. La première repose dans la tombe de l'ange, la seconde dans la sépulture adjacente. Un an plus tard, le Vatican accepte la requête et ordonne la fouille des deux tombes jouxtant l'ange. "Pour la première fois, le Vatican admet qu'il y a la possibilité éventuelle d'une responsabilité interne. Sinon, ils ne les auraient pas ouvertes", déclare Pietro Orlandi aux journalistes en apprenant la nouvelle.
Le 11 juillet 2019, les deux tombes sont ouvertes. Sur place, les descendants des princesses, la famille d'Emanuela, leurs avocats et un médecin légiste sont réunis pour l'ouverture des deux sépultures. Mais surprise : celles-ci sont vides. Pas de trace d'Emanuela Orlandi, ni même des princesses. Les experts estiment que leurs restes auraient pu être transférés dans les ossuaires, lors de travaux réalisés au Collège pontifical et au cimetière entre les années 1960 et 1970. Les ossements de la disparue pourraient-ils s'y trouver aussi ? Impossible : la jeune fille s'est volatilisée en 1983, bien après la fin des travaux.
Two Vatican tombs were searched by forensic experts on Thursday, hoping to find Emanuela Orlandi, a 15-year old girl who disappeared in 1983.
— euronews (@euronews) July 12, 2019
The experts found nothing, not even the bones of the two princesses who were supposed to be buried there.https://t.co/N3OAw4jaSS pic.twitter.com/ag8geLcouZ
L'ouverture de ces tombeaux a toutefois permis de découvrir un gigantesque ossuaire. "On ne s'attendait pas à autant d'ossements. Des milliers d'os ont été retrouvés, donc nous imaginons qu'ils correspondent à des dizaines de personnes", a indiqué à la sortie du cimetière Giorgio Portera, généticien désigné par la famille Orlandi. Leur analyse morphologique a débuté mi-juillet et se poursuivra samedi 27 juillet. "Ce sont des expériences très fortes parce qu'il pourrait y avoir les os de ma sœur. Mais on ne veut pas y penser tant que nous n'avons pas les résultats", a réagi Federica Orlandi.
Pietro Orlandi, quant à lui, demeure persuadé que la clef du mystère se cache dans le petit Etat. "Il est aussi convaincu que François connaît la vérité", note le journaliste Antonio Galofaro dans Le Temps. Lui qui a toujours accusé le Vatican d'"omerta" espérait voir les choses changer avec l'élection du pape François en 2013. Mais Pietro Orlandi n'est jamais parvenu à obtenir une rencontre avec le pontife argentin. Emanuela "est au ciel", lui a seulement soufflé ce dernier, lors d'une messe au début de son pontificat.
Certains pensent qu'Emanuela Orlandi, qui aurait 51 ans aujourd'hui, vit toujours. L'écrivaine Roberta Hidalgo, qui a écrit un livre-enquête sur le sujet, pense même qu'elle serait cachée au Vatican, qui continue, selon elle, à dissimuler les nombreux scandales autour de la banque IOR.
Mais la plupart des journalistes en Italie ne croient pas à cette thèse. "A chaque nouvel élément, on s'emballe, mais il n'y a toujours pas la moindre preuve", tranche Alban Mikoczy. "J'ai surtout l'impression qu'on ne la retrouvera jamais."
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