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Agression d'Yvan Colonna en prison : pourquoi la situation des détenus corses provoque des tensions

Des affrontements opposent policiers et manifestants en Corse depuis que le membre du commando qui a assassiné le préfet Erignac est dans le coma. Un nouveau rassemblement est prévu dimanche.

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Des lycéens tiennent une banderole sur laquelle est écrit en corse "Etat français assassin", lors d'une manifestation organisée le 10 mars 2022 à Ajaccio (Corse-du-Sud), après la tentative d'assassinat d'Yvan Colonna. (PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP)

C'est un geste "d'apaisement"Jean Castex a levé, vendredi 11 mars, le statut de détenu particulièrement signalé (DPS) d'Alain Ferrandi et de Pierre Alessandri, deux membres du commando qui a tué le préfet Erignac. Le Premier ministre avait pris une décision similaire, mardi, pour Yvan Colonna, dont l'agression a suscité une série de manifestations en Corse. Cette décision, qui s'applique "sans délai", ouvre donc la voie à un rapprochement sur l'île de Beauté de ces détenus, condamnés à la perpétuité pour l'assassinat du préfet Claude Erignac, en 1998. Franceinfo vous explique pourquoi la situation de ces détenus corses entraîne autant de dissensions, alors qu'une nouvelle manifestation est prévue dimanche à Bastia à 15 heures.

Parce que les revendications ne datent pas d'hier

La situation des détenus corses cristallise les tensions entre les insulaires et l'Etat français depuis des années. Incarcérés pour des faits de terrorisme, ils sont désignés par les nationalistes comme des "prisonniers politiques". En 1981 et 1989, deux lois d'amnistie d'une quarantaine d'entre eux ont été votées. Au cours des décennies suivantes, le sujet est revenu régulièrement sur la table. En 2004, le gouvernement en place s'est alors engagé sur le rapprochement des détenus corses dans les prisons insulaires. Mais tous n'étaient pas concernés. Alors, en mai 2015, l'Assemblée de Corse s'était prononcée à une très large majorité pour l'amnistie de tous les "prisonniers politiques"Pour autant, le dossier a peu avancé.

Aujourd'hui, cette revendication se retrouve au cœur des manifestations organisées depuis la tentative d'assassinat d'Yvan Colonna, qui a provoqué émotion et colère sur l'île. Beaucoup d'étudiants, de lycéens et parfois quelques collégiens sont descendus dans les rues. L'université de Corse, à Corte, a été bloquée. Après cette mobilisation, les membres du conseil d'administration de l'établissement ont adopté, à l'unanimité, mardi 8 mars, une motion en soutien à Yvan Colonna. Et écrit dans un communiqué :

"La communauté universitaire demande solennellement la libération de tous les prisonniers politiques corses, acte fondateur d'une nouvelle page de l'histoire de la Corse."

Le conseil d'administration de l'université de Corse

dans un communiqué

"L'université a voulu marquer un acte politique pour entrer dans une autre phase de discussion et de dialogue. Depuis 2015, nos revendications se heurtent à la froideur de l'Etat. Ce qui s'est passé avec Yvan Colonna est l'étincelle qui a mis le feu aux poudres", détaille à franceinfo Alain Di Meglio, vice-président du conseil d'administration de l'université de Corse.

Car les revendications autour des détenus corses se focalisent sur les trois membres du commando Erignac. Pierre Alessandri, 63 ans, et Alain Ferrandi, 62 ans, ont été condamnés en 2003 à la réclusion criminelle à perpétuité, comme Yvan Colonna, 61 ans, condamné en 2007. Les deux premiers purgent leur peine à la maison centrale de Poissy (Yvelines) et le troisième à Arles (Bouches-du-Rhône). Depuis des années, militants nationalistes et collectifs pour la libération des "prisonniers politiques" corses réclament leur rapprochement au centre pénitentiaire de Borgo (Haute-Corse).

Parce qu'elle est vécue comme une injustice

"Ces trois prisonniers doivent bénéficier de l'application de la loi française, pas plus pas moins", insiste auprès de franceinfo Michel Castellani. Député de la Haute-Corse, il est signataire, comme treize autres élus, d'une tribune publiée fin 2021 dans Le Monde pour réclamer le rapprochement du commando Erignac "au nom du droit". Pour que celui-ci soit effectif, ces députés de tous bords demandaient la levée du statut de détenu particulièrement signalé.

"Le maintien de ce statut est le seul obstacle juridique à leur rapprochement au centre pénitentiaire de Borgo, car celui-ci n'est pas habilité à accueillir ce type de détenus."

Les signataires de la tribune

dans "Le Monde"

Aucun DPS n'est affecté en centre de rétention : une orientation en maison centrale doit être privilégiée. Car ce statut peut engendrer une surveillance accrue des correspondances écrites et téléphoniques, des rapports plus réguliers sur le comportement du détenu et des fouilles spécifiques. 

Selon une circulaire du garde des Sceaux, garant de la décision, l'inscription d'un détenu au répertoire des DPS se base sur six critères, dont l'appartenance à la criminalité organisée ou aux mouvances terroristes, le risque d'évasion, ou encore la dangerosité en détention. Autant d'éléments qui ne s'appliquent pas, selon leurs soutiens, à Pierre Alessandri, Alain Ferrandi et Yvan Colonna, dont la détention s'est déroulée sans incident majeur. Ce qui explique qu'après la décision annoncée vendredi, "le sentiment de satisfaction" soit présent, mais pas entier. "C'est seulement le droit qui s'applique. J'ai envie de dire 'enfin'", a réagi Gilles Simeoni, le président autonomiste du Conseil exécutif de Corse, auprès de l'AFP.

"Cette décision était nécessaire, justifiée et elle s'inscrit dans une application normale de la loi", se réjouit Françoise Davideau, avocate d'Alain Ferrandi, contactée par franceinfo. "Elle aurait dû être prise depuis longtemps. Le statut de DPS n'avait pas lieu d'être, plaide-t-elleOn espère que c'est le premier pas vers un dialogue plus construit." Pour l'avocate, la prochaine étape est de préparer l'audience, prévue le 21 avril, au cours de laquelle sera examiné le recours du parquet national antiterroriste (Pnat) sur un aménagement de peine avec régime de semi-liberté accordé à Alain Ferrandi. A l'instar de Pierre Alessandri, il peut prétendre à une libération conditionnelle depuis mai 2017. L'aménagement demandé prévoyait qu'Alain Ferrandi travaille en journée et dorme à la prison de Borgo (Haute-Corse) le soir. "Le rapprochement en Corse n'a de sens que s'il y a un aménagement de peine", insiste Françoise Davideau.

Parce qu'elle illustre une crise de confiance avec l'Etat

"La levée du statut de DPS ouvre la porte, mais il faut respecter les étapes du processus pour le rapprochement, dans une temporalité qu'on espère la plus courte possible", abonde Thierry Casanova, militant nationaliste, ami de Pierre Alessandri et Alain Ferrandi, sur franceinfo. Le rapprochement reste donc l'un des mots d'ordre du rassemblement de dimanche. Un autre motif du rassemblement concerne directement la tentative d'assassinat d'Yvan Colonna, toujours entre la vie et la mort. "On veut obtenir toute la transparence sur l'enquête et les auditions en cours. Il faut qu'on sache ce qui s'est vraiment passé", martèle Thierry Casanova, qui a prévu de manifester.

"Personne ne fait confiance aux explications données par le procureur. Si on ne met pas la pression, on n'aura pas la vérité."

Thierry Casanova, ami d'Alain Ferrandi et Pierre Alessandri

sur franceinfo

Beaucoup de protestataires estiment qu'Yvan Colonna ne serait pas dans le coma s'il avait pu être détenu en Corse. Et voient ainsi la situation comme une "logique de vengeance d'Etat" de l'assassinat du préfet Erignac, des années après les faits. "L'Etat porte une responsabilité accablante, première, dans cette affaire et à plusieurs niveaux", a déclaré Gilles Simeoni après l'agression. 

Le slogan "Statu francese assassinu" ("Etat français assassin") est d'ailleurs largement repris depuis le début de la contestation, notamment par les plus jeunes, qui ne désarment pas. L'affaire Yvan Colonna a nourri leur imaginaire : la figure du militant est érigée en "mythe" chez les lycéens et étudiants, explique sur BFMTV Thierry Dominici, enseignant en sciences politiques à l'université de Bordeaux. "L'Etat français n'est pas un assassin. Prétendre le contraire est contraire à la vérité", a répondu Amaury de Saint-Quentin, le nouveau préfet de Corse.

"Il y a un travail de mémoire et de résilience à faire sur l'assassinat du préfet Erignac, des deux côtés", reconnaît Thierry Casanova, qui estime que les revendications vont bien au-delà et portent sur "la reconnaissance du peuple corse dans sa globalité". Un "problème" qu'il juge "profond" et "enraciné depuis des années". "Il faut pouvoir partir sur de nouvelles bases et établir des liens de confiance : c'est ce qui sera le plus dur", affirme-t-il.

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