Frédéric Mitterrand : "Le romanesque du pouvoir fascine les Français"
Frédéric Mitterrand préside le jury du prix Politikos 2018, le Festival international du film politique, dont la première édition se tient à Rennes du 1er au 4 novembre. Quel regard porte-t-il sur le film politique, le pouvoir et sa représentation ?
Quarante œuvres documentaires, fictions ou séries télévisées célèbres ou inédites sur l'exercice du pouvoir, sont présentées dans le cadre du festival Politikos. Frédéric Mitterrand, qui préside cette année le jury du prix Politikos, a connu les deux versants de l'image du pouvoir, en tant que cinéaste et en tant que ministre. Il analyse, pour franceinfo, le "romanesque" orchestré du côté du pouvoir et mis en scène dans les œuvres audiovisuelles.
Franceinfo : Comment expliquez-vous le succès des films, des documentaires ou des séries politiques, quand la défiance à l'égard des politiques et du pouvoir n'a jamais été aussi grande ?
Frédéric Mitterrand : L'idée de pouvoir est très fortement associée à l'idée du romanesque et fascine les Français. Le romanesque se décline de deux manières. D'abord, du côté du pouvoir, par les apparitions des hommes ou femmes politiques, dans leur vie quotidienne comme dans leur action. A cet égard, l'exemple de Trump est révélateur. Il tweete, il se montre, est pratiquement tout le temps à la télévision, c'est un feuilleton permanent. Par ailleurs, ce "romanesque du pouvoir" peut s'analyser, se mettre en scène, en récit avec tout un ensemble de références culturelles. Ce sont généralement des références cinématographiques ou littéraires. Par exemple, quand on fait un documentaire sur Trump, comme j'ai pu le faire récemment pour France 3 (Trump, le parrain de Manhattan), on ne peut pas s'empêcher de penser aux films de Martin Scorsese ou de Coppola sur l'univers de New York.
Au cinéma, le "romanesque du pouvoir" révèle souvent beaucoup de choses en réalité, sur le caractère des hommes politiques, leur exercice du pouvoir et notre relation au pouvoir. J'ai coutume de dire que quelques-unes des meilleures analyses sur le pouvoir en Méditerranée durant l'entre-deux-guerres, entre Mussolini et Franco, Tito et tous les autres de cette époque, se trouvent dans les films de gangsters américains faits précisément par Coppola et Scorsese. Ce sont deux Italo-Américains, bercés par les récits de leurs parents. Leur environnement culturel était en vérité très axé sur l'idée du pouvoir en Méditerranée. Marlon Brando dans Le Parrain, c'est Mussolini ! Bref, dans toutes ces images, il est toujours très intéressant de confronter ce que les politiques nous donnent à voir dans leur action permanente et la manière romanesque dont nous le recevons, dont nous le traduisons.
Vous parlez de "romanesque du pouvoir", et donc d'émotion. Mais certains réalisateurs la refusent carrément, comme le chef de file du mouvement néoréaliste, Roberto Rossellini avec La Prise du pouvoir par Louis XIV. Y a-t-il de bonnes et mauvaises façons, selon vous, de représenter le pouvoir ?
Pas du tout ! Toutes les analyses, intellectuelles ou romanesques, sont également intéressantes. Rossellini introduisait, dans la représentation du pouvoir, une analyse intellectuelle. On aurait espéré avoir une analyse de Napoléon par Julien Gracq aussi, ce qui n'existe pas mais qui aurait pu exister. De toute façon, le pouvoir, lui, ne s'embarrasse pas avec ces considérations. Il a toujours veillé, à toutes les époques, à se représenter lui-même. Les statues d'empereurs romains avaient pour objectif non pas de faire connaître aux régions les plus éloignées de l'empire à quoi ressemblait l'empereur, mais à quoi ressemblait le pouvoir. Le fameux tableau de Louis XIV en majesté s'inscrit dans cette histoire. Ce n'est pas vraiment le portrait précis du roi, même si l'on cherchait la ressemblance. C'est plutôt une "ressemblance retouchée par le romanesque" de la peinture.
Donc, aujourd'hui, avec le cinéma, les séries, il y a un jeu de miroir entre un pouvoir qui aime à se représenter et la représentation même qu'on peut en faire ?
Oui. Prenez la série Borgen, qui est l'une des meilleures que l'on ait réalisées sur le pouvoir. C'est une production danoise, un pays où le pouvoir est "exercé" par un Premier ministre et "représenté" par la monarchie. Or, dans Borgen, la monarchie est absente et c'est le Premier ministre, une femme de surcroît, qui "représente" le pouvoir. Pourtant en réalité, au Danemark, la monarchie est incarnée par une femme, la reine Margrethe II, qui règne depuis 1972. Alors c'est une sorte de translation sur la vérité du pouvoir qui s'opère avec Borgen.
Les Américains ont depuis longtemps réalisé des films ou des séries qui représentent le pouvoir et entrent même dans ses arcanes. Mais nous, les Français, nous nous y sommes mis, tardivement...
Vous avez raison, mais notre cinéma a en revanche toujours été imprégné par l'histoire politique. Par exemple, les grands chocs, les fractures ou les progrès politiques sont extrêmement présents dans le cinéma des années 30. La Belle Equipe est un film politique, de même qu'Hôtel du Nord. Sous la IIIe et la IVe République, le pouvoir était tellement fracturé, avec des coalitions gouvernementales qui allaient et venaient, qu'il se prêtait assez peu à la représentation ! Sous la IVe République, il n'existe à peu près qu'un seul film qui représente le pouvoir : Le Président [d'Henri Verneuil, 1961] avec Jean Gabin, qui était la plus grande star de l'époque. A partir du moment où le pouvoir paraît fortement incarné par un homme, une femme ou par un système, le romanesque revient au galop.
Est-ce le cas avec Emmanuel Macron ? Est-ce un personnage "romanesque" ?
Pour ma part, je perçois le président de la République de manière positive, alors c'est toujours compliqué de trouver du romanesque chez une personne que vous considérez favorablement. Hitchcock disait : "Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film". Or je ne trouve pas Emmanuel Macron méchant... Néanmoins, il y a chez lui quelque chose de l'adolescence permanente et continue en quelque sorte, qui est assez fascinante et romanesque. Il y a d'autres aspects secondaires assez touchants, comme par exemple dans sa relation avec son épouse, la "vengeance", en quelque sorte, de l'affaire Russier [Gabrielle Russier était une professeure de lettres qui s'est suicidée en 1969. Elle avait été condamnée à un an de prison avec sursis pour détournement de mineur après une relation amoureuse avec l'un de ses élèves]. Il y a beaucoup d'autres éléments que je ne parviens pas à "coaguler". "Levez-vous vite, orages désirés..." [citation de Chateaubriand, de son roman René), cela ne fait qu'un an qu'il est au pouvoir, donc on verra bien la suite...
Aujourd'hui, quels types d'œuvres parlent aux jeunes et leur parlent du pouvoir ?
Les films d'action, les blockbusters, les super-héros Marvel... il y a là un énorme continent à explorer. En général, dans l'univers de la science-fiction, la représentation du pouvoir est négative. Le pouvoir est méchant et les héros sont ceux qui le combattent. Mais c'est assez subtil, car ils combattent contre lui, mais pour l'exercer un jour à leur tour. Donc finalement, tout tourne autour de l'idée du pouvoir avec ce présupposé qu'il est mauvais, et en même temps de comment s'en emparer. Et ce renversement trouve un écho dans la réalité. Regardez ce qui se passe au Brésil ou en Europe, avec l'arrivée au pouvoir de gens à droite, voire très à droite. On va balayer le pouvoir précédent pour s'en emparer. Mais le problème, c'est que le pouvoir précédent, présenté comme corrompu, devient une période somme toute assez bienveillante face au pouvoir à venir, qui nous semble beaucoup plus inquiétant.
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