"Le prévenu, ce n'est pas moi !" : Eric Dupond-Moretti et François Molins croisent le fer au procès du ministre de la Justice
L'un était l'avocat le plus populaire de France, avec ses 140 acquittements au compteur. L'autre, le visage de l'antiterrorisme, avec ses 55 conférences de presse données pendant la vague d'attentats qui a frappé le pays entre 2012 et 2018. Eric Dupond-Moretti et François Molins, deux figures de la justice française, se sont affrontés sous les ors de la grande salle du palais de justice de Paris, où siège la Cour de justice de la République (CJR), jeudi 9 novembre. Le premier, désormais ministre de la Justice, y est jugé depuis lundi pour prise illégale d'intérêts. Le second, à la retraite, a été entendu comme témoin dans cette affaire dont il a requis le renvoi devant la CJR alors qu'il était procureur général près la Cour de cassation.
L'inimitié entre les deux hommes n'est pas feinte. Elle s'est matérialisée devant les trois magistrats et douze parlementaires chargés de juger le garde des Sceaux, accusé d'avoir usé de sa fonction afin de régler ses comptes avec des magistrats qu'il avait publiquement critiqués lorsqu'il portait la robe. Parmi ces derniers, trois juges du Parquet national financier – Patrice Amar, Lovisa-Ulrika Delaunay-Weiss et Eliane Houlette – qui avaient pris part à l'enquête sur les "fadettes" de ténors du barreau, dont Eric Dupond-Moretti, dans l'affaire "Paul Bismuth" impliquant Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog.
"Je ne viens pas ici pour régler des comptes"
A la barre, François Molins, silhouette longiligne en costume sombre, a d'abord mis les points sur les "i" : "Je ne suis pas là pour porter l'accusation. Je ne suis pas non plus mis en cause. Le prévenu, ce n'est pas moi. Je ne viens pas ici pour régler des comptes, je suis quelqu'un qui a toujours privilégié le dialogue au duel", a-t-il déroulé. Avant de se livrer à une charge offensive.
"J'ai particulièrement mal vécu les accusations dont j'ai fait l'objet pendant trois ans. On a dit que j'aurais voulu être ministre à la place du ministre, des accusations infamantes, car elles mettaient en cause mon intégrité et mon honneur."
François Molins, ancien procureurdevant la Cour de justice de la République
Voix chantante, mais propos chirurgical, le droit pour armure, François Molins s'est appliqué à déconstruire la ligne de défense du ministre : à savoir que l'ex-procureur général s'est lui-même mis en position de conflit d'intérêts, en recommandant une enquête administrative à l'encontre des magistrats du Parquet national financier avant de dénoncer publiquement cette démarche. Et ce parce qu'il aurait voulu "être garde des Sceaux et n'a jamais accepté [sa] nomination", selon les mots d'Eric Dupond-Moretti. François Molins a donc démenti avoir "ambitionné" une carrière politique au sein du gouvernement. Avant de dresser un tableau peu amène d'Eric Dupond-Moretti, "personnalité clivante (...) pas en phase avec la magistrature".
"On a voulu me faire partager la gestion du conflit d'intérêts"
L'ancien procureur a notamment mentionné à la barre "une réunion à l'Elysée", le 15 septembre 2020, où le garde des Sceaux "nous annonce qu'il va saisir le Conseil supérieur de la magistrature au disciplinaire". Pour François Molins, cette décision trahit les intentions du ministre de la Justice : "On a voulu me faire partager la gestion du conflit d'intérêts. Les conseillers se rendent compte que l'enquête administrative met le ministre dans une position difficile, alors que la saisine du CSM est plus confortable." Une version soutenue par l'accusation le matin même.
Le procureur général Rémy Heitz a affirmé que l'idée initiale du ministre et de son cabinet était d'éviter de saisir "un service dépendant de son autorité" [l'inspection générale de la justice] pour mener une enquête administrative et se trouver ainsi en "porte-à-faux". C'est pourtant l'option qui a été retenue. Entendue dans la matinée, l'ancienne directrice de cabinet d'Eric Dupond-Moretti, Véronique Malbec, a justifié cette décision par les "manquements" au sein du PNF relevés par le rapport de l'inspection générale de la justice, commandé par la précédente ministre de la Justice, Nicole Belloubet.
Mais aussi par l'avis de François Molins lui-même, sollicité par téléphone le 15 septembre 2020. "J'ai appelé Monsieur Molins, j'avais pour lui de l'amitié et de l'estime, a expliqué cette magistrate. Il m'a rappelée le lendemain et m'a dit : 'La saisine du CSM, c'est prématuré, je pense qu'il vaut mieux aller à l'enquête administrative'."
"Monsieur Molins m'a savonné la planche"
"Je rappelle une règle de droit en disant qu'on ne peut pas saisir le CSM s'il n'y a pas de faute grave avérée. Je ne dis pas : 'Allez au disciplinaire'", lui a opposé François Molins. Dénonçant une "instrumentalisation" du Conseil supérieur de la magistrature, le haut fonctionnaire a estimé que la situation de conflit d'intérêts du ministre avait été "objectivée" à la fois par le décret de déport pris le 23 octobre vers Matignon et par le rapport du CSM, finalement saisi par le Premier ministre, qui a blanchi les magistrats.
Assis dans le dos du témoin, le "bouillonnant" ministre, comme il s'est lui-même qualifié devant la cour, prend des notes. Contrairement aux jours précédents, il laisse ses deux avocats à la manœuvre. Tout juste grommelle-t-il ou sourit-il de temps en temps. Invité à prendre la parole à la fin de la journée, le garde des Sceaux embraye : "Depuis le début, Monsieur Molins m'a savonné la planche. Le nombre de communiqués qu'il a fait, notamment à l'Agence France presse, j'en ai une épaisseur comme ça", mime-t-il à la barre.
"Je ne sais pas qui est le revanchard des deux. Le budget, il le critique. Sur la surpopulation pénale, je n'ai pas bien fait, rien de ce que j'ai fait n’est bien fait."
Eric Dupond-Moretti, ministre de la Justicedevant la Cour de justice de la République
Dans une pirouette d'ancien avocat, le prévenu a "une seule question à poser à Monsieur Molins" : pourquoi n'a-t-il pas assisté à la seconde investiture d'Emmanuel Macron en mai 2022 ? "Le seul corps qui manquait, c'était la magistrature, relève-t-il. J'ai lu dans la presse qu'il avait mal au dos, ça peut arriver à tout le monde, mais pourquoi n'a-t-il pas demandé à Monsieur Lagauche [avocat général à la Cour de cassation] de le représenter ?" François Molins se lève : "Je n'ai pas envoyé l'avocat général, car ce sont des cérémonies qu'on ne délègue pas, il ne faut pas y voir une marque d'irrespect", balaye-t-il, confirmant ses problèmes dorsaux. "Sur le reste, j'ai des idées et j'ai le droit de les exprimer", conclut le magistrat. Les débats doivent se poursuivre jusqu'au 16 novembre.
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