Cet article date de plus de treize ans.

La forme et les images ont vampirisé le fond de la pensée selon Alexandre Dorna, spécialiste en psychologie politique

Le rythme de diffusion des informations via les médias et les réseaux sociaux et la place occupée par les sondages ne cessent de s'accroître.Ce double phénomène n'est pas sans conséquence. "L"information se fait une marchandise comme les autres", analyse notamment le chercheur dans cette interview.
Article rédigé par Catherine Rougerie
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 11min
Les Français sont régulièrement interrogés dans le cadre des études d'opinion.

Le rythme de diffusion des informations via les médias et les réseaux sociaux et la place occupée par les sondages ne cessent de s'accroître.

Ce double phénomène n'est pas sans conséquence. "L"information se fait une marchandise comme les autres", analyse notamment le chercheur dans cette interview.

Le rythme de l"information s"est considérablement accéléré ces dernières années. Avec quels effets sur la vie politique ?

A.D. Les citoyens sont devenus des masses avides de nouvelles sources d"excitation émotionnelle. La quantité d"informations est telle qu"une nouvelle est chassée par une autre plus récente et plus forte en intensité. La vitesse de propagation est ahurissante.

Peu de place donc à la raison et à la logique de l"argumentation. Et même les institutions prévues pour cela, tribunaux, parlements, partis, académies, sont devenues des lieux sans relief ni âme. Sauf si le scandale y est associé. L"information se fait une marchandise comme les autres.

Les débats médiatiques s"enchaînent et nourrissent la "doxa" et les "agora" télévisuelles à forte charge émotive. La question politique n"intéresse guère sauf si le spectacle y est associé. L"affaire DSK restera un paradigme dans la mémoire des médias par les révélations sur la vie intime d"un homme politique au sommet de sa carrière et à la veille de sa consécration.

Quels rôles jouent les sondages ?

A.D. Un nouvel espace politique se fabrique par les hommes de marketing et les sondages. Si les arguments politiques se diffusent par écrans cathodiques interposés, c"est parce que les politiciens s"adonnent aux jeux des émotions publiques. Disons que leur pensée stratégique ne trouve pas sa place.

La forme et les images ont vampirisé le fond de la pensée et rongé la raison. Le discours ne fait plus appel à la culture et à l"intelligence mais aux jeux de la forme rhétorique. L"homme politique se prête à répondre à tout et de manière instantanée sans se laisser le temps de la réflexion. Les journalistes en profitent pour solliciter leurs réactions sur le vif. Tout y passe : catastrophes, exploits sportifs, guerres éclair, manifestations, rassemblements, attentats, accidents, etc.

C"est un féroce exercice du tac au tac où le mieux est de ne rien dire, mais avec un style dont la rhétorique classique reste la règle. La raison est simple : l"intérêt pour la chose politique est en retrait.

Les individus font-ils encore la différence entre une vedette et un politique ?

A.D. Peu importe, le fond de la démarche est commun, comment faire partager des émotions avec le plus grand nombre pour se faire élire ou rester sur le devant de la scène médiatique. Il est connu que si l"intensité des émotions peut être forte, elle n"est généralement que de courte durée, ce qui relativise l"importance et exige en trouver d"autres formes.

Rappelons, sans malice, que l"utilité des sondages n"est pas tant d"évaluer l"opinion que de permettre aux politiques de répondre rapidement. De fait, les émotions sont propulsées dans l"espace public sans références claires ni temporalité précise, ni rapport avec à la réalité concrète. Le vieux mécanisme psychologique de la contagion trouve parfois ses limites avec la saturation.

Quelle réalité les sondages reflètent-ils ?

A.D. On a tout dit sur les sondages, les sondeurs et leur impact. Ils sont omniprésents, omniscients et rythment la vie politique bien qu"ils soient attaqués à chaque consultation électorale ; les sondeurs, en un véritable rituel sacrificiel, se posant alors en victimes devant une opinion publique compatissante.

Défendre les sondages est devenu aussi politique que les remettre en cause. Mais les critiques scientifiques ne sont pas écoutées avec autant d"attention que les prédictions et elles ne sont reliées ni au temps ni avec la même intensité.

Étrange métier dont la capacité de pronostiquer l"avenir rivalise avec la météo et le beau temps, sans parler des horoscopes. Mais, tous se réclament d"une approche scientifique, donc plus crédibles.

L"évocation des chiffres des sondages confère au discours une image de valeur scientifique.

Au final, les sondages fabriquent plus l"opinion qu"ils ne la mesurent et l"imposent à travers les médias. Il est ingénu de penser qu"il n"y a pas des liaisons entre les journaux et les instituts de sondages. Elles existent et sont souvent convenues, voire dangereuses.

Qu"en est-il de la propagande ?

A.D. Pour aller à l"essentiel : la propagande n"utilise pas les moyens de la rationalité, mais les leviers de l"affectivité avec toutes ses nuances et ses déclinaisons : émotions, sentiments et passions qui se collent aux mots, aux gestes et aux images.

La persuasion trouve des brèches rhétoriques pour parler au "cœur" plus qu"à l"intelligence. C"est sous la pulsion de l"émotion que la propagande produit les effets les plus certains et durables en politique. La tendance à la "peopolisation" de la vie politique est manifeste.

La propagande a-t-elle du coup changé de nature ?

A.D. L"information, même la plus anodine, renvoie à une intention et produit des effets. Les moyens sont multiples : l"activation des liens de sympathie par le charme ou l'attirance (non nécessairement physique) ; le renforcement de l"antipathie à l"égard des adversaires ; la séduction enfin vise à créer dans un groupe un effet cohésif dont les traits passionnels rappellent le coup de foudre amoureux.

Le charisme de masse n"est pas loin : c"est la qualité ou le don incarné par un leader (ou institution) dont les qualités extraordinaires inspirent, à un moment donné, confiance, admiration, et désir d"adhésion. Cela peut se transformer de séduction en fascination.

Par ailleurs, les récentes formes de propagande sont à l"œuvre par l"intermède des mass médias. Le fond politique est mis en sourdine c'est-à-dire que la forme occupe tout l"espace écrit et (essentiellement) visuel. Le contenu passe sous une manière banale et divertissante, voire "people" et "romancé". Tout le sérieux du politique se transforme en vitrine de mondanités, et les récits ont la saveur des potins et le parfum des scandales.

C"est bien connu, et même accepté, que les hommes et les femmes politiques se prêtent au jeu de l"exhibition de leur vie privée, parfois sans aucune pudeur, à la manière des stars du showbiz. C"est là que la "peopole propagande" s"est installée. L"amalgame du showbiz et de la politique fait d"une simple "information" un spectacle appétissant. L"art de la manipulation est utilisé ici de manière imperceptible, la propagande se fait donc inconsciente et sournoise.

Les gens exposés aux médias ne savent pas (ou presque) qu"ils sont victimes d"une tentative d"influence déguisée. La combinaison aliénante de la consommation et du spectacle a rendu possible la fausse proximité et l"intime, la superposition des discours et des images.

C"est inquiétant pour la démocratie…

A.D. Bizarrement, la démocratie cathodique transforme parfois les hommes et femmes politiques en saltimbanques de foires populaires. Régis Debray parle même de "l'obscénité démocratique".

Toutes les époques ont utilisé les images et l"impudeur pour faire rêver ou pour fabriquer des sentiments. Mais, la différence entre la politique démocratique d"aujourd"hui et celle du passé est qualitative. Hier, l"image accompagnait l"écrit. Aujourd"hui, l"image s"est débarrassée de l"écrit pour une raison simple : l"image (fixe ou mobile) brise les barrières du raisonnement et met en avant la pulsion binaire : j"aime, je n"aime pas.

Le physique des candidats l"emporte sur leur discours. Il est vrai que la "langue de bois" des politiques est devenue une "mélodie" de fond comme la musique de supermarché.

A titre purement indicatif, aux USA, si un candidat sérieux ne dégageait pas un charisme certain lors d"une pose photographique ou télévisuelle, il serait immédiatement considéré comme n'ayant aucune chance d"être élu. En conséquence, il ne trouverait ni donateurs ni conseilleurs performants. Peu importe que le candidat soit l'un des meilleurs politiques possibles, honnête, compétent, réellement attaché à des valeurs, mais s"il apparaît triste, terne et sans le charme irrésistible de l"acteur de cinéma, alors inutile de se présenter aux élections. A chaque présidentielle américaine, le facteur image joue un rôle dévastateur.

Régis Debray dit aussi : "Nous avons les divas que nous méritons. Le fric, l'image et le lieu commun sont les trois pilotis de notre système social". La férocité du ridicule et la cruauté du risible ont disparu autant que l"honneur de l"intellect.

Ainsi, loin d"être un épiphénomène passager, la "peopolisation" de la politique est le résultat durable d"une dérive morale et intellectuelle de la démocratie de notre temps. Faute d"intermédiaires puissants (école, religion, travail) ou à cause de leur retrait progressif, le recours à la propagande et à ses avatars techniques s"est répandu dans tous les milieux.

Mais il ne faut pas désespérer. Quelques règles permettent de se prémunir comme : éviter la concentration des moyens de communication dans les mains d"un seul acteur, vérifier et croiser les sources d"information, assurer le respect de toutes les personnes et nuancer la dichotomie du bien et du mal.

Et, enfin, favoriser que les débats soient publics, vivants et contradictoires.

Voir le site "C@hiers de Psychologie politique"

Lire aussi

Fondements de psychologie politique. Alexandre Dorna, PUF, 1998
De l'âme et de ma cité. Alexandre Dorna, L'harmattan, 2004)
Crises et violences politiques. Coordinateur : Alexandre Dorna, In Press. 2006

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