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RECIT. "C'était le bordel permanent" : la chaotique première saison du Média, la web-télé engagée

Elise Lambert le samedi 1 septembre 2018

Capture d'écran d'une vidéo de présentation du Media publiée sur Youtube le 10 décembre 2017. (LE MEDIA / YOUTUBE)

Un mauvais vaudeville", une situation qui "dépasse la raison"… De l'aveu même d'anciens et actuels journalistes du Médiala première saison de la web-télé participative créée il y a à peine un an par des proches de La France insoumise a été plus qu'éprouvante. Lancé en décembre 2017 avec l'ambition de créer une offre innovante et alternative aux médias traditionnels, Le Média a terminé son année avec un effectif de journalistes réduit, la démission fracassante de sa dirigeante Sophia Chikirou et un contentieux financier entre l'ancienne et la nouvelle direction. 

Sur les réseaux sociaux, ses membres ont mis au jour leurs nombreux griefs : conditions de travail "épuisantes", accusations de violences verbales et de mauvaise gestion financière… Comment Le Média, indépendant, pluraliste, écologiste, antiraciste, féministe et collaboratif, a-t-il pu chavirer si brutalement ? Franceinfo a interrogé une quinzaine d'anciens et actuels membres du Média, dont la plupart ont souhaité rester anonymes. Récit d'une année mouvementée.

"Le journalisme engagé est une nécessité"

Capture d'écran d'une vidéo de présentation du Media publiée sur Youtube le 11 octobre 2017. (LE MEDIA)

A l'instar d'un groupe de rock ou d'une entreprise qui débute sans moyens, les balbutiements du Média ont un temps eu lieu dans une maison. Dans la cave "très grande et très bien aménagée" du psychanalyste Gérard Miller, plus exactement. A l'automne 2017, "après avoir passé quelques semaines dans un incubateur, on a dû partir. On n'avait pas de bureaux, on s'est retranchés chez Gérard", raconte un ancien journaliste. Là-bas, une petite équipe s'attèle à la campagne de levée de fonds et à réfléchir à la ligne éditoriale de la future web-télé. Autour des fondateurs du projet, l'ancienne directrice de communication de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, Sophia Chikirou, Gérard Miller et le réalisateur Henri Poulain, sont réunis des proches de La France insoumise (FI) et des journalistes.

Deux mois plus tôt, cinquante personnalités ont appelé dans Le Monde à la création d'un nouveau média alternatif "éloigné du modèle économique et idéologique dominant". Le manifeste est notamment signé par les acteurs Josiane Balasko et Jean-Pierre Darroussin, l'animateur Laurent Baffie, le militant pour l'aide aux migrants Cédric Herrou ou encore le groupe L.E.J, et promet un média "humaniste, antiraciste, écologiste, féministe et collectif". Bâti sur le modèle de certains clubs de foot espagnols, Le Média est financé par ses "socios", qui peuvent y acheter une ou plusieurs parts. Le "titre de propriété" de départ est de cinq euros pour un statut de "socio à vie". Le 16 novembre, Le Média annonce avoir levé un million d'euros auprès de 8 000 socios.

"On assume totalement un journalisme engagé, je pense qu'il est impossible d'avoir un journalisme objectif", proclame la journaliste Aude Rossigneux le 11 octobre, lors de la soirée de présentation du Média diffusée depuis un espace de coworking dans le 11e arrondissement de Paris. Sa consœur Aude Lancelin, ancienne directrice adjointe de Marianne et de L'Obs, renchérit : "Le journalisme engagé est une nécessité compte tenu de l'état de notre milieu qui est en train de crever de cette idéologie de la neutralité." Quant aux spécialistes à venir, "on invitera davantage des journalistes d'Alter Eco que de Challenges à s'exprimer", assume, enthousiaste, Sophia Chikirou.

Chargée du recrutement de la rédaction, Aude Rossigneux évoque les prémices de l'aventure avec enchantement. "Il y avait une ambiance merveilleuse, les gens étaient heureux. Ils avaient le sentiment qu’ils allaient changer le monde", décrit cette ancienne du Point et du Parisien. Un jour, alors qu'elle est malade, on la raccompagne chez elle "manu militari" pour qu'elle se repose. Une bienveillance appréciable pour cette journaliste qui sort tout juste d'un procès aux prud'hommes contre son ancien employeur.

"Je disais à mes proches : 'il existe un monde dans lequel travailler n’est pas une souffrance'."

Aude Rossigneux

Pendant cette période, Aude Rossigneux reçoit des dizaines de candidatures par jour, dont certaines "venant de rédactions prestigieuses". Pour les intéressés, le projet sonne comme une opportunité rare. "J'ai tout de suite été séduit. Je me posais beaucoup de questions sur la profession, comme tous ceux qui ont rejoint ce projet", raconte un ancien journaliste. "J'étais totalement dans la ligne du manifeste, j'ai postulé par conviction", souligne la journaliste Virginie Cresci, passée par Konbini. Durant ce temps d'ébullition, quelques membres s'inquiètent toutefois d'une mise en place "précipitée". "Avant le lancement officiel, il y avait déjà des erreurs stratégiques, comme l'achat du matériel. On avait des caméras très chères mais qui ne pouvaient pas sortir de la rédaction. Pour faire un JT quotidien, c'est compliqué…" raconte un ancien de l'équipe.

Aude Lancelin dans son bureau au "Média" dans une vidéo Youtube diffusée le 14 janvier 2018. (LE MEDIA / YOUTUBE)

Des tensions commencent à apparaître début janvier, à deux semaines du lancement du premier JT. En réponse à l'annonce d'Emmanuel Macron de créer une loi contre les fake news, plusieurs membres de la rédaction, dont Sophia Chikirou et Aude Lancelin, souhaitent rendre publique leur opposition à ce projet. Aude Rossigneux refuse que cette opposition prenne la forme d'un communiqué, qu'elle qualifie d'"acte militant"". Selon Le Monde, la directrice du Média lui répond alors sèchement : "Si tu n’as pas compris ce qu’est Le Média, un média engagé, il faut qu’on en parle sérieusement." Finalement, une réponse filmée de toute la rédaction est diffusée 48 heures plus tard. Selon Aude Rossigneux, cet épisode a scellé son destin à la rédaction. "A partir de là, j'ai été isolée et ma vie a été un enfer", affirme la journaliste.

Premier JT, premiers départs

Capture d'écran d'une vidéo du Média, publiée sur YouTube le 15 janvier 2018. (LE MEDIA / YOUTUBE)

Nous sommes le 15 janvier 2018, vous regardez le tout premier journal du Média, bonsoir à tous." Le plateau est sobre, la lumière douce. Pour son premier "20 heures", la rédaction du Média est attendue au tournant. Le studio aménagé pour l'occasion est situé dans de nouveaux locaux loués à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Le décor ressemble à celui d'une start-up, avec ses ampoules à filaments et sa verrière. Trois femmes sont à la présentation : Catherine Kirpach, Aude Rossigneux et Virginie Cresci. Derrière elles, des membres de la rédaction veillent, immobiles, assis autour de tables et d'ordinateurs.

Capture écran de la vidéo Youtube du "Média", le 14 janvier 2018. (LE MEDIA / YOUTUBE)

Durant trente minutes, les présentatrices enchaînent les sujets avec une aisance perfectible marquée par plusieurs blancs et quelques commentaires abrupts envers Emmanuel Macron. "La soluce" sur les inégalités salariales est suivie d'"Un pas de côté" sur l'Iran puis du "Droit de suite" sur l'errance des exilés. "C'était un vrai moment de stress et d'excitation. On avait passé deux semaines à répéter avant, c'était un grand moment d'émotion", raconte Théophile Kouamouo, devenu depuis rédacteur en chef. Les commentaires des socios sont plutôt encourageants, d'autres sont plus grinçants. "Certains disaient : 'on dirait un journal-école du CFJ' [Centre de formation des journalistes], je suis d'accord. On savait d'emblée que ça ne serait pas un grand moment de journalisme, mais on a tenu notre promesse : être là le 15 janvier."

Les jours suivants, les uns et les autres prennent leurs marques, découvrent la charge de travail imposée par la diffusion quotidienne d'un JT. Avec seulement douze journalistes permanents, "proposer au moins une demi-heure d’info en direct chaque soir relevait du miracle, estime le journaliste Yanis Mhamdi. De la fin de la conférence de rédaction jusqu’au direct, c’était le rush." Comme annoncé dès le départ, l'organisation est horizontale, les journalistes s'autogèrent et il n'y a pas de hiérarchie. Sur la messagerie interne Slack, des sujets sont proposés, puis choisis par consensus par toute la rédaction.

"La conférence pouvait durer très longtemps, parfois plus de deux heures, mais on avait une totale liberté", raconte Kévin Boucaud, journaliste et cofondateur du site Le Comptoir. D'autres confirment avoir eu une "liberté éditoriale totale" : "Les journalistes écrivaient ce qu'ils voulaient." Cette organisation inédite en enthousiasme plus d'un, mais semble vite s'essouffler. "C'était quand même le bordel permanent, pondère, amusé, un ancien journaliste. C'était un peu comme les échanges des partis de gauche et militants, un esprit Libé des années 70."

"Il y avait un côté un peu immature, on aurait dit une AG permanente de l'Unef, avec des débats interminables. Beaucoup d'intellectualisation et peu de concret."

Un ancien journaliste du Média

Malgré l'absence officielle de hiérarchie, certains prennent les devants, selon plusieurs journalistes. "Les mécanismes de domination dans la société se sont reproduits, les plus âgés ont pris l'ascendant sur les plus jeunes", affirme Virginie Cresci. "Il y a eu des désaccords, mais jamais d'éclats de voix", nuance Théophile Kouamouo. Certains sujets divisent, notamment ceux liés à l'antiracisme, aux violences policières ou à la Françafrique. "Nous avons souvent fait face, chez certains collègues, à des regards fondamentalement idéologiques, un peu ambigus ou dédaigneux sur ces questions", soutient le journaliste.

Très vite, Aude Rossigneux est pointée du doigt. Son statut est flou. Présentée au départ comme rédactrice en chef, la journaliste assure aussi la présentation du JT. Deux casquettes difficilement compatibles. "Elle a fait preuve de beaucoup d'autoritarisme, elle se sentait en droit de trancher", affirme Romain Spychala, "couteau-suisse" du Média, parti depuis. "J’ai assisté impuissant à la dégradation des relations", déplore Théophile Kouamouo. Interrogée, l'intéressée y voit plutôt une stratégie de la direction : "C’est parce qu’il y a eu des tensions que la direction a essayé de m'évincer."

Capture écran d'une vidéo Youtube du "Média", le 14 janvier 2018. (LE MEDIA / YOUTUBE)

Dimanche 18 février, la présentatrice du JT se trouve chez des amis lorsqu'elle reçoit un mail de la direction : "Il faut qu'on discute, rendez-vous demain 9 heures." "Ça sentait le roussi, j'en ai encore des sueurs froides", confie-t-elle sept mois plus tard. Le lendemain, elle retrouve Gérard Miller et Sophia Chikirou dans la cuisine du Média. "Ils m'ont dit que je devais partir car il y avait des tensions, des souffrances. J'ai été dégagée hyper brutalement", soutient-elle. Le soir, elle envoie un mail aux fondateurs dans lequel elle dénonce "une brutalité qui serait peut-être un sujet pour Le Média si elle était le fait d’un Bolloré…" La lettre fuite dans la presse, faisant souffler un vent de panique dans la rédaction.

Impossible de licencier Aude Rossigneux puisqu'elle est en période d'essai, rétorquent Sophia Chikirou et Gérard Miller. "Nous lui avions proposé d’animer des émissions sur la santé et d’accepter que le journal soit présenté par d’autres journalistes de façon tournante", répond Sophia Chikirou à franceinfo. La riposte de la direction est sèche : les 15 000 socios reçoivent un mail "confidentiel" dans lequel les manquements estimés de la journaliste sont dressés. La rédaction se désolidarise de son ancienne collègue dans un communiqué et assure que les valeurs du Média sont "inchangées". "Je me suis pris des torrents de boue", lâche Aude Rossigneux, très amère, avant un silence. "J'annonce que je ne poursuivrai pas Le Média car je considère que c’est une histoire de morale, pas de droit du travail."

"Ce média ne s’est pas comporté comme un média de gauche, mais comme un média ultralibéral de la pire espèce."

Aude Rossigneux

Couacs en série

Capture d'écran d'une vidéo du Média, publiée sur Youtube le 23 février 2018. (LE MEDIA / YOUTUBE)

La fracture déjà entamée s'aggrave un peu plus le 23 février. Lors du JT, le correspondant à Beyrouth, Claude El Khal, explique en direct que la rédaction ne montrera aucune image des combats dans la Ghouta orientale, en Syrie, car "elles ne peuvent être vérifiées de façon indépendante".

En interne, cette position crée un malaise. Certains membres, comme Sophia Chikirou, Aude Lancelin ou Léonard Vincent, défendent le journaliste. "Claude El Khal a pris une position qui est à mon sens juste. Le Média ne s'alignera sur aucun camp, notre camp, c'est la paix et la vie humaine", déclare la directrice, citée par Marianne. "Au début, j'ai été soutenu, on me disait : 'tiens bon, on est avec toi' ou 'le lynchage est dégueulasse', décrit Claude El Khal. Puis j'ai été peu à peu exclu."

On m'a évincé de Slack et je ne participais plus aux conférences de rédaction.

Claude El Khal

Le correspondant affirme que ses messages, ses coups de fil sont restés sans réponse. "Faux, répond Sophia Chikirou. Malgré plusieurs commandes, Claude El Khal n'a pas livré le moindre sujet depuis avril."

Dans la profession, plusieurs journalistes condamnent vivement les propos de leur confrère. "Ça rappelle Moscou qui ne voulait pas montrer d’images de la guerre en Tchétchénie", écrit Ariane Chemin sur Twitter. "Toutes les photos que diffuse l'AFP de la Ghouta orientale sont vérifiées et authentifiées", renchérit dans une tribune le directeur régional de l'AFP pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. Sur les réseaux sociaux, Claude El Khal est accusé d'antisémitisme, de complotisme. "C’était tellement violent… Ils se sont essuyé les pieds avec moi", lâche-t-il, encore secoué.

Pour d'autres journalistes du Média, cette chronique est un casus belli. Sur Twitter, Catherine Kirpach annonce sa démission après ce "cas de conscience". Deux autres journalistes claquent la porte, Léa Ducré et l'ancien reporter du Figaro Marc de Boni. Nouveau coup dur, le 2 mars, onze socios se désolidarisent de la web-télé dans une lettre. Parmi eux, l'ancienne ministre de la Culture Aurélie Filippetti, l’avocat Antoine Comte et le médecin urgentiste Patrick Pelloux. Des retraits fracassants, cinq jours après la démission de l'écologiste Noël Mamère.

<span>Moi, je suis venu librement au Média pour procéder à des interviews, que j'ai pu d'ailleurs exercer de manière très libre. Mais je n'y suis pas venu pour me retrouver dans cette atmosphère que je déplore et qui me contrarie beaucoup.&nbsp;</span>

Noël Mamère, sur France Culture

A la suite de ces départs, de nouveaux journalistes sont recrutés. La rédaction tente de faire face et d'enterrer cet épisode. Mais l'accalmie ne dure pas. Le 20 avril, lors d'une vaste opération policière pour évacuer la fac de Tolbiac, à Paris, occupée par des opposants à la réforme de l'université, plusieurs médias relaient la rumeur selon laquelle un étudiant serait grièvement blessé. Le Média la reprend et publie un article (dépublié depuis) titré "Un étudiant de Tolbiac dans le coma", illustré d'une photo prise lors des manifestations pour l'indépendance de la Catalogne. Lors du JT, le témoignage d'une jeune femme se présentant comme témoin est diffusé. Or, elle a tout inventé.

Trop tard pour rétropédaler, la polémique enfle déjà avec une mélodie attendue : "Les pitres qui ont fait la leçon à la terre entière et se plantent !" résume un journaliste, furieux. Dans la rédaction, certains dénoncent l'amateurisme des auteurs de l'article et parlent d'une grave faute professionnelle. Gérard Miller tente de rattraper le coup dans une vidéo : "Sous le coup de l'émotion, comment en vouloir à ces étudiants d'avoir traduit la violence policière qu'ils avaient subie ?" Après plusieurs désaccords, un communiqué d'excuses est finalement publié cinq jours plus tard. "Tolbiac, c'était la rupture, ça a tout flingué, reprend un rédacteur. Après ça, on pouvait toujours décrocher nos téléphones, on n'était plus crédibles et on l'a ressenti."

Quatre mois après le lancement, certains journalistes se sentent épuisés. Des arrêts maladie sont signés. D'autres ironisent : "Il y avait des branleurs, disons-le." Une péripétie sanitaire vient une nouvelle fois agiter la rédaction : "Trois personnes ont attrapé la gale, mais la direction a refusé qu'on vienne inspecter les locaux et nous a proposé de désinfecter nous-mêmes, relate un journaliste. On est restés travailler chez nous pour se protéger."

Un épisode qui fait encore sourire certains : "Ah, la fameuse psychose de la gale… On n'allait pas arrêter le journal pour une psychose collective !" s'amuse Romain Spychala, proche de la direction. Au même moment, Sophia Chikirou est au Mexique, où elle conseille les équipes du nouveau président Andres Manuel Lopez Obrador. "Mon assistante a été chargée de prendre contact avec une société pour une décontamination, chose qui a été faite dans la semaine", répond-elle.

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Des journalistes décrivent une situation de plus en plus explosive entre la direction et certains salariés. "On entendait hurler, crier dans le bureau [de Sophia Chikirou]", affirment plusieurs d'entre eux. "Les cloisons très fines tremblaient. Il y a eu des insultes, on ne s'entendait plus." Interrogée, l'ancienne directrice réfute, "sauf à considérer que dire à un journaliste qui se réjouit d’un mauvais coup qu’il est un 'pauvre gamin' est une insulte".

J’assume tout à fait de "prendre l’action à mon compte", comme disait De Gaulle. Que les médiocres se fassent réprimander, que les bons soient félicités, et ce sont ces derniers qui m’importent. Les autres seront oubliés aussi vite que j’ai aidé à les faire connaître.

Sophia Chikirou

Le grand déballage

Sophia Chikirou, ancienne directrice du Média, dans une vidéo&nbsp;diffusée sur Youtube le 14 janvier 2018. (LE MEDIA / YOUTUBE)

Le lundi 2 juillet, le séminaire annuel du Média s'ouvre dans une ambiance plus que tendue. Une quarantaine de personnes ont rendez-vous au sous-sol, dans la grande cuisine qui sert pour les repas du midi. La veille, plusieurs journalistes ont créé via un groupe WhatsApp leur société des journalistes (SDJ) avec à leur tête Aude Lancelin et Théophile Kouamouo. Sur 14 journalistes, 11 y adhèrent.

Autour de la grande table, des journalistes, techniciens, collaborateurs sont réunis pour faire le bilan de la saison et réfléchir à de nouveaux programmes. "La direction voulait qu'on utilise des post-it très 'start-up nation', on a refusé. C'est fini le foutage de gueule", lâche une journaliste. La suite est perçue différemment par les proches de la direction et les autres. Les premiers évoquent un "tribunal incessant" contre leur directrice et la volonté d'un "putsch". Les seconds reprochent à la communicante d'être autoritaire, brutale. "Je ne relisais ni les chroniques ni les sujets des journalistes, sauf ceux qui me demandaient mon avis", soutient Sophia Chikirou à franceinfo.

Symptôme de cette atmosphère pesante, un journaliste fait un malaise après avoir pris la parole et est conduit à l'hôpital en ambulance. Le lendemain, au cours d'une discussion sur la messagerie Telegram intitulée "Le Vrai Média" (qui ne regroupe que les salariés proches de la direction), Sophia Chikirou écrit : "Aujourd'hui, on envoie qui à l'hôpital ?" relate Médiapart, capture d'écran à l'appui.

Il y a ici une ambiance détestable. Il y a des tensions, du malaise, de la souffrance.

Jacques Cotta, journaliste au Média, cité par "Médiapart"

Le deuxième jour, le ton monte entre Gérard Miller et Sophia Chikirou lorsque la stratégie comptable est abordée. Trois semaines auparavant, la directrice a présenté les finances du Média et a avancé une perte de 31 797 euros par mois. Devant son équipe, elle admet, selon Médiapart, que les chiffres donnés ne sont pas bons et que les dépenses atteignent plutôt 200 000 euros par mois. Contactée par franceinfo, Aude Lancelin confirme : "Elle a admis publiquement que les chiffres étaient faux. Elle n'a pas contesté les propos de Gérard Miller quand il a dit que ceux-ci étaient à 200 000."

La cuisine du "Média" filmée dans une vidéo Youtube, le 14 janvier 2018. (LE MEDIA / YOUTUBE)

Face à un Gérard Miller décrit comme très énervé, elle admet n'avoir pas tout dit aux socios. "Mais moi, je voyais ça comme de la communication", dit-elle, citée par Médiapart. Sollicité par franceinfo pour évoquer cet épisode, Gérard Miller indique qu'il ne souhaite plus communiquer sur le sujet. Des témoins confirment à franceinfo l'ambiance délétère qui règne ce jour-là.

Pour éviter que la discorde ne prenne trop d'ampleur, Sophia Chikirou annonce le lendemain qu'elle met fin à ses responsabilités au sein du Média pour rejoindre la campagne européenne de La France insoumise. Une motion de censure circule au même moment en interne contre la directrice. Nous "déplorons six mois de management autoritaire et centralisé à l’extrême en totale contradiction avec les valeurs prônées par le manifeste", écrivent les auteurs, "n'excluant pas une grève en cas de rejet des revendications". Le 5 juillet, Aude Lancelin est élue à la tête de la société de presse avec un chantier ambitieux : la refonte éditoriale du Média.

"Un immense gâchis"

Capture écran d'une vidéo Youtube du "Média" le 14 juin 2018. (LE MEDIA / YOUTUBE)

Le conflit aurait pu s'arrêter là, mais l'équipe continue d'étaler désaccords et accusations tout l'été sur les réseaux sociaux. Les principales critiques se cristallisent autour des finances de la web-télé. Le 22 août, la Société de production de la web TV Le Média reproche à Sophia Chikirou d'avoir indûment perçu des sommes au titre de prestations de Médiascop, l'agence de communication dont elle était présidente, ce que l'intéressée réfute. Le 31 juillet, Sophia Chikirou avait réclamé dans une première mise en demeure le règlement d'environ 67 000 euros pour des prestations impayées de janvier à juillet 2018. Depuis, l'actuelle et ancienne direction multiplient les mises en demeure et les menaces judiciaires via leurs avocats respectifs.

Autre sujet de discorde : la propriété de la marque. C'est la société Médiascop qui a déposé la marque Le Média en octobre 2017, avant la constitution de l'association du même nom. Depuis, la nouvelle direction bataille pour la récupérer. Nouvelle péripétie le 30 août : l'équipe menée par Aude Lancelin dénonce auprès de franceinfo une "intervention malveillante" sur sa chaîne YouTube qui "a eu pour effet de supprimer plus de 60 vidéos du Média". Elle accuse d'anciens membres partis à la FI de ne pas lui rendre l'accès au groupe Facebook, et entend porter plainte.

<span>"Ils&nbsp;ont supprimé un certain nombre de vidéos sur YouTube, des entretiens d'Aude Lancelin, de Gérard Miller."</span>

Une journaliste

Du côté des socios, l'humeur oscille entre affliction et patience. "Ce sont des choses qui se passent dans les rédactions de presse mais qui ne sont pas rendues publiques normalement. J'aurais aimé que ça soit plus discret, même s'ils doivent nous rendre des comptes", confie David Launay, socio depuis le départ. "Certaines émissions m'ont scotché, elles ont mis en lumière des luttes sociales rarement traitées. J'aimais l'aspect politique pur, la venue d'intellectuels de gauche. Ça me donnait du grain à moudre."

Capture écran d'une vidéo du Média diffusée sur Youtube le 14 juin 2018. (LE MEDIA / YOUTUBE)

Entre les anciens et actuels journalistes du Média, on essaye de prendre du recul. Certains déplorent "une situation qui dépasse la raison". D'autres invoquent une "guerre de communication" et une violence propre au monde de l'entreprise. "Cette crise est quelque part la preuve de notre liberté", suggère une journaliste.

Ceux qui sont partis avaient le&nbsp;seul tort d’être journalistes et de vouloir l’être vraiment. Ceux qui sont restés ont tout mon respect, sans doute n’avaient-ils pas le choix. C'est un immense gâchis et je ne vois pas comment c’est rattrapable.

Aude Rossigneux

Le ver était-il dans la pomme dès le départ ? Comment espérer que le mariage entre des journalistes et une professionnelle de la communication se déroule sans accroc ? "Sophia Chikirou est matricée par la politique. En politique, quand on décide de faire un coup, on n'attend pas le conseil d’administration. C’est un animal politique et pas quelqu’un qui vient de la presse", analyse un ancien collaborateur. D'autres évoquent des problèmes d'organisation et l'incapacité de la rédaction à être collective, et les personnalités peu compatibles des uns et des autres.

Les locaux du "Média" filmés dans une vidéo Youtube le 14 juin 2018. (LE MEDIA / YOUTUBE)

La première année du Média, "c'est un peu la chanson de Brassens", illustre Claude El Khal : "Quand on est amoureux sur les bancs publics, les débuts sont beaux. On aimerait qu'ils durent plus longtemps, mais bon..." La nécessité de l'existence d'un projet comme Le Média, de gauche, citoyen et collectif, est toutefois défendue sans équivoque. "Ce projet est beau et mérite d'être sauvé", dit-on. Hasard prédictif, dans une vidéo diffusée le 14 janvier, à la veille du premier JT, Gérard Miller prévenait déjà : "Le Média sera en chantier pendant au moins deux ans." Pour la rentrée, le 16 septembre, Aude Lancelin annonce déjà deux changements : un nouveau rendez-vous à 20 heures et la création d'un pôle investigation.

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                                                Elise Lambert

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