Relations entre journalistes et politiques : "Nous avons perduré dans un entre-soi qui s'est même accentué sous la Ve République"
L'Elysée a provoqué une levée de boucliers après avoir tenté de choisir les journalistes qui suivront les déplacements d'Emmanuel Macron. Franceinfo revient sur les relations entre le pouvoir et la presse en interrogeant l'historien Alexis Lévrier.
Après le tollé, bientôt l'apaisement ? "Les journalistes qui se sont inquiétés peuvent se rassurer : l'Elysée n'entend pas faire le travail des rédactions", a écrit l'Elysée dans un courrier adressé à Reporters sans frontières (RSF), vendredi 19 mai. La veille, 25 rédactions, dont franceinfo, ont bondi après avoir appris que l'Elysée comptait choisir les journalistes qui couvriront les déplacements d'Emmanuel Macron.
"L’idée est de permettre à plusieurs journalistes de chaque rédaction d’avoir un regard sur la présidence, au lieu de s’enfermer dans un tête-à-tête avec quelques journalistes politiques", s'est justifié l'Elysée. Pour mieux comprendre cette polémique, franceinfo a interrogé Alexis Lévrier, historien de la presse et des médias, auteur de Le Contact et la distance (éd. Les Petits Matins).
Franceinfo : Que pensez-vous de la fronde de la presse dans cette affaire ?
Alexis Lévrier : La presse est tout à fait dans son rôle en refusant que l'Elysée choisisse les journalistes lors des déplacements d'Emmanuel Macron. Je comprends la tentative de verrouillage de la communication voulue par l'Elysée pour redonner de la solennité à la fonction présidentielle, mais Emmanuel Macron franchit une sorte de Rubicon en tentant de choisir ses propres journalistes, en essayant de limiter la liberté d'information. C'est d'autant plus décevant que pendant la campagne, il était l'un des rares candidats à ne pas attaquer systématiquement la presse. On avait le sentiment qu'il la respectait, même lorsqu'elle l'attaquait.
Emmanuel Macron veut raréfier la parole du président de la République. Choisir les journalistes pour les déplacements présidentiels va peut-être dans ce sens...
Je comprends son besoin de trancher après les excès des deux précédents quinquennats. Nicolas Sarkozy était l'hyper-président, il occupait le devant de la scène. Il a aussi exhibé ses relations avec les grands médias et les patrons de presse. Chez François Hollande, c'était une autre dérive : il ne s'est pas rendu compte qu'en gardant le même numéro de téléphone, qu'en conservant les mêmes amitiés, qu'en répondant n'importe quand aux questions des journalistes, il n'allait jamais habiter la fonction de président.
Emmanuel Macron veut retrouver l'esprit de la Ve République, comme l'ont fait François Mitterrand et Jacques Chirac : raréfier la parole présidentielle pour qu'elle marque davantage, pour la rendre plus forte. On peut critiquer cette monarchie présidentielle mais je pense que les Français y restent attachés. Mais si on commence à choisir ses journalistes, ses interlocuteurs, on tombe dans des pratiques vraiment monarchiques que je trouve dangereuses.
L'Elysée a expliqué défendre "une démarche d'ouverture" en ne sollicitant pas forcément des journalistes politiques. N'est-ce pas une bonne chose ?
Eviter un entre-soi avec les journalistes politiques et le pouvoir, d'accord. Mais choisir ses journalistes, c'est déplacer le problème. Nous allons nous retrouver avec des journalistes spécialisés qui seront, eux aussi, dans un journalisme de cour.
Ce "journalisme de cour" est-il une spécificité française ?
J'ai comparé les modèles anglo-saxons et français, de la fin du XVIIe siècle jusqu'à aujourd'hui. Dans une culture du journalisme politique née en Angleterre, qui s'est ensuite propagée aux Etats-Unis, il y a eu une séparation entre pouvoirs politique et médiatique. Nous, en France, nous avons perduré dans un entre-soi qui s'est prolongé bien après la Révolution, et qui s'est même accentué sous la Ve République.
Je me souviens de la polémique qu'il y avait eue entre Nicolas Domenach [journaliste à RTL] et "Quotidien" [l'émission de Yann Barthès sur TMC]. C'était survenu lors d'un voyage en Afrique [en Côte-d'Ivoire en novembre 2016]. On s'apercevait que Nicolas Domenach voyageait aux frais de Manuel Valls [alors Premier ministre], et donc aux frais de l'Etat. Les images étaient terribles pour lui, on le voyait en train de manger des petits fours. Cela donnait l'image d'un journalisme complaisant voire connivent.
Il y avait tout le menu fretin, la masse des journalistes qui voyageaient aux frais de leur rédaction, dans des conditions normales, et des journalistes triés sur le volet, privilégiés et qui, évidemment, volontairement ou non, faisaient un journalisme de cour. J'ai trouvé cela bien qu'on le voie car pendant longtemps cela a été la règle, les journalistes politiques choisis par le pouvoir. C'est l'école de Franz-Olivier Giesbert, des journalistes capables de passer des vacances avec des hommes politiques, qui étaient dans une connivence revendiquée.
"Moi, je baise avec le pouvoir", a déclaré Franz-Olivier Giesbert...
Etienne Gernelle, successeur de Franz-Olivier Giesbert à la tête du magazine Le Point, défend cette méthode. Il estime que c'est un moyen d'obtenir des informations, que cela ne nuit pas à la liberté du journaliste et même que cela créé les moyens de cette liberté car il n'y a pas de liberté sans informations.
Je respecte cette thèse. Je pense que la connivence avec le pouvoir peut être un moyen d'obtenir des informations, certes. Mais le risque c'est d'être manipulé par ce pouvoir. Donc, que l'on aille désormais en France vers un modèle à l'anglo-saxonne, où l'on met des limites entre le pouvoir politique et médiatique, où les journalistes voyagent à leurs frais sans être choisis par le pouvoir, cela me paraît très sain.
La bienveillance voire la connivence de la presse française avec le pouvoir a déjà été épinglée par la presse internationale. En 2014, la presse a peu interrogé François Hollande sur l'affaire Julie Gayet alors qu'il avait tenu une longue conférence de presse.
Nous ne sommes pas le seul pays où l'on trouve des journalistes connivents et tous les journalistes français ne sont pas connivents. Il ne faut pas céder à la tentation du "tous pourris". Nous avons peut-être une tolérance avec cette pratique car nous avons une culture monarchique qui est durablement ancrée mais il y a également une question de formation.
Les élites médiatiques et politiques sont formées ensemble. Des journalistes ont connu d'actuels dirigeants alors qu'ils étaient étudiants. Ces élites apprennent à se connaître, à se fréquenter, d'où le très grand nombre de couples qu'il y a entre journalistes et politiques.
Dans le précédent quinquennat, c'était très impressionnant. Quand François Hollande nomme son premier gouvernement, lui est en couple avec une journaliste [Valérie Trierweiler] et quatre de ses ministres sont avec des journalistes. Cela a sidéré la presse étrangère.
Est-ce que finalement tout cela ne pose pas un problème démocratique ?
Nous avons la presse que nous méritons. Si les Français souhaitent des journaux complètement différents, ils le demanderaient. Il y a une partie du public qui le plébiscite d'où la réussite de Mediapart ou encore d'Arrêt sur images où les gens sont prêts à payer pour une information plus indépendante.
Cela changera vraiment le jour où les citoyens voudront que cela change. Alexis de Tocqueville écrivait que nous avions fait la Révolution pour finalement revenir à un pouvoir personnalisé. Et il concluait que les Français préféraient être égaux sous un maître. Ils préfèrent l'égalité à la liberté.
N'est-ce pas cette proximité entre journalistes et politiques qui alimentent la défiance croissante à l'égard des médias ?
Le "mediabashing" existe depuis l'apparition de la presse, les journalistes sont attaqués, notamment par le pouvoir politique, mais pendant cette dernière campagne présidentielle, nous avons battu tous les records.
La critique des médias est légitime. C'est un ressort de la démocratie. Mais la critique devient tellement systématique que cela devient un ressort du populisme. Les populismes de gauche et de droite se caractérisent par le "tous pourris" et l'idée que les médias et le pouvoir sont ensemble. Il faut souligner la rigueur et l'impartialité de beaucoup de journalistes.
Le moyen de régler cet entre-soi, c'est en changeant les pratiques, la culture et la formation. Sciences Po a très bien fait en s'ouvrant aux zones d'éducation prioritaire et en ouvrant des campus en province. Il faut sortir de ce milieu parisien. Les autres grandes écoles doivent poursuivre dans cette voie et j'espère que nous n'aurons plus cette endogamie mais de l'ouverture vers une mixité sociale, ethnique.
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