Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 13
David Fritz-Goeppinger fait partie de la douzaine de personnes prises en otage par les terroristes au Bataclan. Photographe, il tient son journal de bord pendant toute la durée du procès des attentats du 13-Novembre.
Depuis le 8 septembre 2021 le procès des attentats du 13-Novembre se tient à Paris. David Fritz Goeppinger, victime de ces attentats est aujourd’hui photographe et auteur. Il a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que va durer ce procès fleuve. Voici son récit de la treizième semaine.
>> Le journal de la douzième semaine
>> Le journal de la quatorzième semaine
Trois mois
Mercredi 8 décembre. À mon arrivée au Palais, je remarque que nous sommes le 8 décembre et que trois mois jour pour jour nous séparent du lancement du procès. Environ 64 jours d’audience avec, au milieu, les cinq semaines de déposition des parties civiles. Cinq semaines d’expression de la douleur, du deuil et de l’écho du terrorisme dans nos vies. Je me souviens bien du premier jour, du stress mêlé à l’excitation que je ressentais avant de venir.
Même si mon quotidien sur l’île de la Cité est, depuis dix jours, rattaché aux déclarations des enquêteurs belges, mes journées sont ponctuées de rencontres, de dialogues et d’échanges et j’en profite pour apprendre et me nourrir sur le dossier, le jargon et les us et coutumes des tribunaux. Au départ, je pensais traverser les neuf mois dans la solitude et le froid du Palais mais je sais aujourd’hui que ce ne sera pas le cas. Je me rends compte que c’est là que je trouve toute la richesse de ce que je vis au jour le jour. Ces rencontres, en plus de la tenue et l’avancée du procès, poursuivent la transformation de l’expérience extraordinaire que je traverse et dont le journal de bord est le témoin. Souvent, les gens de “l’extérieur” me demandent quels sont les plans que j’ai pour l’après procès. J’imagine que le vide assourdissant que laisseront les “neufs mois” risque d’être difficile et violent mais, comme d’habitude, je tente de trouver des contre-mesures à ces aspérités de ma vie de victime du terrorisme. Par exemple, un des moyens de contrer ce vide futur est la recherche d’une maison d’édition en vue de publier un livre sur le journal de bord ainsi que le procès.
Sur un plan personnel, j’ai le sentiment d’être dans un tunnel qui suit, parallèlement, la vie parisienne et je crois ne pas être le seul à le penser. Dans le petit “village” que représente le Palais de Justice et plus spécifiquement le sanctuaire, nous avons conscience d’être ensemble dans une sorte de trame temporelle différente. J’ai l’impression, tous les jours, de vivre deux journées bien distinctes. Il y a ces matins où j’essaye de m’occuper de tous les à-côtés jusqu’au moment où l’autre démarre à 12h30 pour se terminer à pas d'heure. Mes proches (qui lisent le journal ou non), tentent de comprendre ce que je vis et me posent des questions parfois très précises et d’autres moins, mais tous, essayent de comprendre ce que ça fait d’y être.
Finalement, ce journal de bord a atteint l’idée que j’avais au moment de sa création : un point de vue interne au procès et une fenêtre ouverte sur mes pensées.
Après trois mois d’audience, voilà où en est mon analyse vis-à-vis de l’audience et de ma vie. Au moment où j’écris ces mots, un nouvel enquêteur belge revient sur le parcours de deux des trois accusés présents libres à l’audience.
Je termine l’écriture du billet chez moi.
À demain.
L'escalier de Penrose
Jeudi 9 décembre. Après onze jours de dépositions, les enquêteurs belges poursuivent et terminent la première partie de leur intervention durant ce procès. Nous les retrouverons en mars.
Lorsque je prends place près de Gwendal, un énième enquêteur expose le parcours d’un des accusés. Je l'écoute d'une oreille et prends quelques notes sur mon carnet. Aujourd’hui démarre une nouvelle étape du procès, l’audition des proches des terroristes décédés. J’attends ce volet depuis un certain temps. Dans les mois qui ont suivi l’attentat, des questions sur l’identité des terroristes sont apparues dans mon esprit. Où ont-ils grandi ? Avec qui ? Qui étaient leurs parents, leurs proches ? Cette série de questions n’a rien d’anodin. Mon esprit cherche à comprendre. J’ai pourtant acquis la quasi-certitude que c’est impossible. Cependant, si la possibilité d’une réponse existe, aussi mince soit-elle, je m’y accroche. À l’époque où ces questions s’imposaient à moi, je n’avais pas conscience qu’un jour la justice pourrait les écouter dans le cadre du procès, et encore moins que j’aurai à les côtoyer l’espace d’un instant.
Je m’installe en salle des criées après une suspension d’audience d’une demie heure. Allume mon ordinateur et m’apprête à démarrer l’écriture du billet du jour. Dans les starting-blocks, j’attend impatiemment que la sonnerie résonne pour assister au témoignage du frère d’un des terroristes décédé lors de l’assaut d’un appartement à Saint Denis le 18 novembre 2015. Lorsque l’audience reprend, un homme avec un sweat à capuche blanc se tient là où, quelques minutes plus tôt se tenait un enquêteur de la DR3*. Si je ne m'attend pas à ce qu’il soit très bavard, c’est bien tout l’inverse qui se produit. Il revient dans un premier temps sur les faits en eux-mêmes – “Je suis désolé pour toutes les victimes, les personnes innocentes tuées dans les quatre coins du monde [...]” – mais poursuit en se disant incapable de donner des informations, ajoutant : “Dès lors, je ne sais pas si je vais pouvoir être d'une grande utilité dans ce procès.” À la suite de ces déclarations, le président entame un difficile dialogue avec le témoin, qui se prolonge avec tous les acteurs du procès, y compris les avocats des parties civiles. Un escalier de Penrose, sans issue.
Le témoignage prend fin et s'ensuit un court débat sur l’absence à la barre d’un second proche du même terroriste. Le président annonce la lecture de l’audition en 2016, du proche en question. La voix du président accompagne l’écriture de mon billet tandis que la salle des criées se vide progressivement.
Comme des rideaux noirs tirés, la nuit a pris place derrière les fenêtres de la salle. Je suis fatigué.
À demain.
*DR3 : section antiterroriste de la police judiciaire fédérale belge.
Lex
Vendredi 10 décembre. Je suis pensif en sortant du métro. Je zigzague à travers une foule de passagers attendant que s’arrête l’averse qui traverse le ciel au-dessus du 6e arrondissement de la capitale. Il ne pleut plus lorsque j’arrive à hauteur du Pont Neuf, comme en écho à mon humeur un ciel contrasté trône au-dessus de l’île de la Cité.
Il est tôt lorsque je m’installe en terrasse place Dauphine, je bois mon habituel double expresso en travaillant sur un texte et quitte la place parisienne en compagnie de journalistes. À mon arrivée dans la salle d’audience principale, la déposition du jour est sur toutes les lèvres. L'audience d’hier m'a laissé dubitatif et j'attend impatiemment celle d’aujourd’hui. Pour la première fois depuis longtemps, le témoin vient physiquement à la barre. Beaucoup d’amis parties civiles partagent mon impatience et les questions au sujet des proches des terroristes en question sont nombreuses.
Deux accusés sont absents de l’audience et celle-ci suit la lancée de la veille et l’avant-veille en démarrant avec du retard. Le prétoire est un peu moins parsemé que les derniers jours et de nombreuses parties civiles ont fait le déplacement. Tout le monde se presse pour s’installer lorsque la sonnerie fend le brouhaha de la salle. J’engouffre ma main dans mon sac à dos pour saisir mon carnet afin d’entamer ma prise de notes. Le premier déposant est le père d’un des trois terroristes du Bataclan.
Le président prend la parole pour annoncer le début de l'audition et demande au greffe de faire entrer le témoin. C’est un homme grisonnant qui porte une veste grise ainsi qu’un sac en bandoulière qui s’avance lentement en direction de la barre. Depuis le début du procès, j’essaye d’être le plus neutre possible avant d’entendre les témoins afin de me faire une idée au cours de son exposé. Dans mon besoin de réponses, j’applique une sorte de règle qui peut s’apparenter à de la photographie pour tenter de saisir l’instant. Même cela peut sembler illusoire étant donné que je porte le lourd cordon rouge autour de mon cou. Les questions protocolaires du président sonnent différemment des précédentes fois : “Connaissez-vous ou avez-vous des liens d'alliance ou de parenté avec l’un des accusés ?” L’homme semble ne pas comprendre et interroge du regard le président de la Cour qui lui précise qu’il s’agit des accusés présents dans le box. Après avoir fait le tour des questions qu’impose le Code de procédure pénale, l’homme démarre une déposition spontanée mais est rapidement interrompu par le président, qui entame un véritable interrogatoire.
J’ai malheureusement le sentiment que le père du terroriste perd pied au fil des questions qu’il subit de la part des parties. Malgré mon impossible neutralité et le fait que je sois disposé à comprendre et à entendre qu’un parent puisse perdre le contrôle et le lien avec un proche. J’ai l’impression que comme toujours nous n’obtiendrons pas de réponses précises ni de détails de la vie ou des motivations des terroristes. Que chaque jour est un redit des précédents. Je suis déçu. Je rajoute qu’en surcouche de cette déposition, un article paru il y a quelques jours dans Libération remet en cause ses propos au sujet d’un voyage en Syrie à l’été 2014 pour tenter de rapatrier son fils, ce qui nourrit les débats aujourd’hui. L’homme termine sa déposition assis et semble écrasé sous le poids des questions des avocats des parties civiles. Une fois sa déposition finie, je le vois quitter la barre, penaud. S’en aller sur la pointe des pieds tandis que le président entame un échange avec un avocat de la défense sur un tout autre sujet.
Le président annonce une suspension et j’en profite pour marcher un petit peu dans la partie non sanctuarisée du Palais en quête de nouvelles photographies. Pour les “grosses journées” comme aujourd’hui, je préfère la salle des criées pour pouvoir écrire au fur et à mesure de l’après-midi et partager au mieux mon ressenti.
Je retourne à ma place pour assister à la déposition suivante, il s’agit de la sœur du terroriste en question. Je l’écoute avec attention et oublie de prendre des notes. À l’inverse de son père, elle livre davantage de détails sur sa relation avec son frère et d’autres concernant son départ ou ses activités syriennes. Après la cour, c’est maître Dewavrin qui ouvre les questions des parties civiles : "La démarche des parties civiles est de comprendre comment on aboutit à une telle catastrophe (...)”. Phrase qui résume parfaitement et en quelques mots seulement ce que je tente d’écrire depuis hier. L’avocate poursuit son interrogatoire jusqu’à ce que la témoin fonde en larmes : "Je me suis dit : comment il a pu faire ça ? Et six ans après, je lui en veux toujours. Je me sens honteuse d'avoir le même nom."
Le dernier témoin s’avance, c’est le père d’un des deux terroristes qui m’a pris en otage dans le couloir du Bataclan. Il porte un manteau marron et des lunettes rectangulaires. Au même titre que le père déposant en premier aujourd’hui, il dit ne pas s’être rendu compte du changement de son fils et ne connaît que partiellement les sujets qui lui sont présentés. Cependant, à la fin de sa déposition il ajoute, dans un silence : “Je suis désolé pour les victimes. Je suis touché parce que c'est un acte barbare et je leur demande pardon.”
À la fin de cette journée d’audience, je me sens fatigué, c’est peut-être l’effet de l’escalier de Penrose, interminable. Ces trois dernières semaines, j’ai l’impression d’être un bois flotté bringuebalé par la houle dans une mer agitée.
J’arrête l’écriture ici pour aujourd’hui, je n’ai plus les mots.
À mardi.
Le mardi
Mardi 14 décembre. Au retour du week-end, il y a toujours une forme d’anxiété de remettre les pieds dans le Sanctuaire. Plus la déconnexion – ou la tentative de déconnexion – du procès est grande et plus les marches du Palais de Justice le mardi semblent hautes et insurmontables. Malgré ma surexposition à l'audience, il semblerait que mon cerveau ne s’habitue pas et j’essaye chaque jour de réaliser que le procès des attentats a démarré.
Je rentre dans un prétoire presque vide après avoir déposé des chocolats aux membres de la cour d’appel, tout le monde semble avoir pris le pli de l’absence des accusés. J’en profite pour bavarder avec une amie et retourne dans la salle quelques minutes après et l’audience démarre, pour s’arrêter juste après en attendant que l’huissier fasse les sommations nécessaires aux accusés refusant de se présenter. Aujourd’hui en première partie d’audience, 020SI, enquêtrice de la DGSI* qui a déjà déposé il y a quelques semaines revient terminer son exposé.
Le témoignage de l’enquêtrice terminé, nous attendons à la barre le père d’un des terroristes considéré comme l’artificier des attentats du 13 novembre, également impliqué dans les attentats de Bruxelles le 22 mars 2016. Le père s’avance et déclare qu’il préfère répondre aux questions de la cour plutôt que de faire une déclaration spontanée. Au même titre que les pères présents vendredi dernier, il tente de d’expliquer comment son fils a sombré dans la radicalité : “C’est comme si je parlais à un mur ! (...) Tu es jeune, tu dois faire des études, qu’est-ce-que tu vas faire ?” Concernant la dérive de son fils et malgré les efforts qu’il déploie pour convaincre son fils de ne pas quitter la Belgique pour la Syrie, il pense que cela est l’affaire de l'État. Cela m’attriste. J’ai l’impression d’entendre mon père et son incompréhension face à certains de mes choix de vie. Finalement, je me demande quelle serait la façon la plus adéquate de s’exprimer ou simplement quels seraient les mots justes pour répondre aux questions des parties.
Après une suspension, l'audience reprend et je démarre l’écriture de mon billet. Le président entame la lecture du procès verbal d’un témoin qui ne se présentera pas et ses mots accompagnent l’écriture des miens. S’ensuivent les plaidoiries de deux avocates demandant la remise en liberté de l’accusé qu’elles défendent que j’écoute plus attentivement. On m’apprend que c’est assez rare qu’une DML** soit plaidée en pleine audience, ce qui rajoute à mon intérêt. Un des trois avocats généraux, Nicolas Braconnay, répond aux avocates et expose les risques d’accepter une telle demande, maître Fanny Vial réplique. Le président décide de mettre en délibéré cette semaine et de statuer sur la décision.
Sur la photographie du jour, un couloir du Palais lors d’une de mes balades méditatives. Au fond du long et sombre couloir se tient un avocat au cœur de la lumière.
Je quitte le Palais tandis que le président lit le procès verbal d’un proche de terroriste qui ne s’est pas présenté à l’audience pour témoigner.
*Direction de la sécurité intérieure
**Demande de mise en liberté
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