"L'Angle éco". Laurent Davezies : "Quinze communes concentrent 82% des créations d'emplois"
Reprise ou "re-crise", c'est la question que se pose "L'Angle éco". Témoin de cette émission, l'économiste Laurent Davezies, qui explique que tous les territoires ne sont pas égaux devant la reprise. Une solution : la mobilité.
Professeur au CNAM, où il est titulaire de la chaire Economie et développement des territoires, Laurent Davezies est l'auteur de La crise qui vient, la nouvelle fracture territoriale (éditions du Seuil, 2012). Dans un entretien avec François Lenglet pour "L'Angle éco", l'économiste dresse le portrait d'une France divisée face à l'emploi et à la croissance. Quinze communes –souvent des grandes métropoles – ont concentré plus de 80% des créations d'emploi pendant la crise. Que faut-il faire pour les territoires en difficulté ? Laurent Davezies appelle à la mobilité.
François Lenglet : Nous l'avons vu, la zone d'emploi de Thiers, dans le Puy-de-Dôme, a perdu 900 emplois industriels pendant la crise. Que pouvons-nous faire pour sauver ces villes ?
Laurent Davezies : Il n'y a pas que Thiers. Sur cette même période, entre 2007 et 2012, la France a perdu 450 000 emplois. Mais de manière générale, la crise de l'emploi, depuis 2007, est moins le fait qu'on perde des emplois industriels. La France industrielle perdait déjà ces emplois entre 2000 et 2007. Le problème, c'est que nous n'avons pas créé d'emplois. La vraie panne, c'est la panne de création.
Aujourd'hui, il y a une véritable difficulté à voir des activités productives compétitives émerger dans le pays. Et surtout dans les territoires qui ne sont pas métropolitains. Ces emplois, qu'on aimerait voir créés partout en France, se créent uniquement dans six ou sept grandes villes françaises très dynamiques. Lyon, Toulouse, Nantes... Ces créations se font dans les secteurs qui soutiennent la croissance aujourd'hui, comme les secteurs des hautes technologies. Il y a le numérique, l'informatique. Ce secteur a créé 70 000 emplois entre 2007 et aujourd'hui. Quinze communes de France, sur 36 000, sont à l'origine de 82% de ces créations d'emploi. C'est une hyper-concentration. L'emploi se développe sur les territoires en relation forte avec la part de la population active ayant un diplôme de l'enseignement supérieur.
"Il y a moins d’ouvriers dans les usines, mais plus dans les services"
La concentration est-elle plus forte aujourd'hui ?
La situation est très différente. Autour des années 1980, les personnes peu ou pas qualifiées pouvaient s'insérer facilement dans toute sorte de secteurs : l'industrie manufacturière, les services aux ménages… Dans ces secteurs liés à la consommation des ménages, des personnes peu qualifiées peuvent trouver du travail. Prenez le monde ouvrier. Nous entendons souvent "il n'y a plus d'ouvriers". Ce n'est pas vrai. Il y a beaucoup moins d'ouvriers dans l'industrie, mais il y a beaucoup plus d'ouvriers dans les services, en particulier les services aux ménages. Avec la crise de 2007, puis la crise de la dette en 2011, on constate une inflexion des mécanismes distributifs, de l'emploi public et des dépenses publiques et sociales. Cela joue évidemment sur la consommation des ménages.
Ce sont donc les difficultés de financement de l'Etat qui ont causé cette inflexion ?
Oui, tout à fait. Tous les voyants sont rouges depuis 2011, avec la crise de la dette, le problème de refinancement de la dette et la crise de l'euro. Nous arrêtons désormais d'augmenter cette dette. Cela a une incidence sur les prélèvements, les dépenses publiques et sociales, et donc les mécanismes de redistribution. Les territoires les plus dépendants de ces dépenses publiques et sociales sont aussi les plus pauvres et les plus vulnérables. C'est mécanique.
Il y a Thiers, mais il y a aussi la Lorraine avec les aciéries, le Nord avec les mines. Quelle est la bonne politique pour aider ces régions déshéritées ?
Prenons la Lorraine. Cette région, très frappée par la désindustrialisation, n'a pas créé assez d'emplois de substitution. Pourtant, le taux de chômage était encore relativement faible. Les gens sont partis car il y avait de la mobilité. Dans une région comme le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, qui a connu un choc comparable, les gens sont restés. Il y avait un taux de chômage plus important.
"Il faut aider les jeunes à travailler et se former où ils auront des opportunités"
Cela veut-il dire qu’il faut quitter un territoire déshérité ?
Non. Il ne faut pas vider ces régions, la solidarité nationale continuera. Mais ce sera difficile quand seulement 50% du PIB sera redistribué, au lieu de 57% aujourd'hui. Cela représente une différence de 140 milliards d'euros. Cette solidarité est fondamentale, c'est le contrat français. Néanmoins, nous sommes allés un peu trop loin. Depuis trente ans, alors que la concentration des activités se faisait déjà au profit des régions les plus dynamiques – les grandes métropoles –, des mécanismes de répartition des revenus permettaient aux autres territoires de bien s'en sortir, voire très bien. Il y a l'économie résidentielle, le tourisme, les retraites. Mais ces mécanismes de redistribution ont été de façon chronique en déficit depuis les années 1980. Des régions comme l'Ile-de-France, la région de Toulouse ou de Lyon ont toujours contribué davantage aux budgets publics et sociaux en prélèvement, et en ont moins bénéficié en dépenses. Cette mécanique arrive à ses limites aujourd'hui.
Que peut-on faire si nous avons atteint les limites de notre système ?
Je pense d'abord aux jeunes. Il faut arrêter de dire aux jeunes de ces territoires "rester ici". Il faut aider les jeunes à partir. Nous devons les aider à aller travailler et se former là où ils auront des opportunités, dans un spectre très large de métiers allant de bac+2 à bac+10. Dans ces territoires pénalisés, la population l'est aussi. Elle se sent donc moins mobile : 11% des cadres ont changé de départements entre deux recensements, contre 4% seulement des ouvriers. Alors que ce sont eux qui ont le plus besoin de changer.
"La question n'est pas l'égalité des territoires, c'est l'égalité des citoyens, l'égalité sociale "
Il faut donc s'attendre à une France très polarisée d'ici à dix ou vingt ans. Il y aurait cinq ou six zones d'activité très forte, et de vastes "déserts"…
Non, il n'y aura pas de "déserts" car l'économie de consommation continuera à être très largement répandue. Il y aura toujours le tourisme, qui représente 150 milliards d'euros de dépenses par an sur le territoire français. Le poids des retraites dans le PIB continuera à augmenter jusqu'en 2025. Tout cela irrigue l'économie. L'emploi public, qui a explosé entre 1995 et 2005, ne va pas disparaître. On va simplement l'infléchir.
Quand la reprise économique se produira et s'intensifiera, ce n'est pas elle qui réglera ces problèmes d'inégalités entre territoires.
Non. Mais la question n'est pas l'égalité des territoires. C'est l'égalité des citoyens, l'égalité sociale. Il faut aider les gens, et pas les territoires. Faire en sorte que tous les Français aient un maximum d'opportunités et la capacité de les saisir. Nous pouvons utiliser les territoires comme base pour aider les gens. Mais l'équité, l'égalité territoriale, cela n'a aucun sens.
Retrouve-t-on la polarisation que vous décrivez dans d'autres pays ?
Oui, dans tous les pays industriels. Au Royaume-Uni, la région du Grand Londres concentre désormais 50% des créations d'emploi au Royaume-Uni. La même chose a lieu à Copenhague, à Stockholm ou à Madrid.
Pourtant, nous n'avons jamais eu autant de moyens pour communiquer, pour se déplacer à faible coût. Et l'activité se concentre bien davantage qu'à une époque où il était difficile de bouger.
C'est tout le paradoxe de la situation actuelle. L'économie de l'information, internet auraient dû permettre cela. Or, c'est exactement le contraire qui se produit : il y a une surconcentration. L'audiovisuel n'a pas cessé de se contracter depuis trente ans. Dans ces métiers qui s'organisent par projets – le numérique également –, le marché des ressources, les facteurs de production doivent être réunis sur un même territoire. C'est comme cela que le marché fonctionne le mieux possible.
"La montée en gamme est une voie de salut"
Ne peut-on pas imaginer, pour des territoires qui étaient assis sur des activités traditionnelles aujourd'hui en déshérence, qu'il y ait une montée en gamme ? Ces villes ne peuvent-elles pas développer des activités avec une valeur supérieure, et prendre le train de la croissance et de l'innovation ?
Si, c'est possible. A Thiers, on fabrique de très beaux couteaux, très modernes. Des artistes sont associés au travail. A Romans-sur-Isère, capitale de la chaussure, des entreprises se développent sur des créneaux de chaussures techniques à la mode. Dans de nombreux territoires, des secteurs de ce type-là sont en train de fonctionner. La montée en gamme est une voie de salut. Il n'y a pas de fatalité : tout ne se fera pas dans les métropoles dans les années qui viennent. Les métropoles sont un bon territoire pour des activités haut de gamme comme le numérique. Mais de nombreuses activités dans lesquelles on injecte de la modernité peuvent se développer dans des territoires sur lesquels on ne pariait pas beaucoup d'argent. Personne ne parierait sur Romans, et pourtant, Romans est en train de se réveiller.
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