Stéphane, 79 ans : "Voter, c'est le contraire de l'opinion : c'est agir"
À quatre mois du second tour, Stéphane ne sait pas encore pour qui elle votera à l'éléction présidentielle. "De gauche" parce que gauche et droite ne sont "quand même pas équivalentes" , cette psychologue-psychanalyste qui reçoit encore quelques patients chez elle, à 79 ans, suit intensément la campagne. Plutôt versant débat qu'intentions de vote. Car Stéphane déteste les sondages.
Lorsqu'elle en parle, on entend presque quelque chose d'insultant dans ces chiffres égrainés au fil des semaines par les médias. Quelque chose d'insultant pour la classe politique, renvoyée à un jeu un peu trivial, mais quelque chose d'insultant, surtout, pour les électeurs. Car Stéphane est de ces électeurs pour qui voter reste un geste important. Un acte plus qu'un rendez-vous régulier, même si elle se rend souvent au bureau de vote tôt le matin, comme le faisait sa grand-mère pour qui "ce qui était important se faisait tôt le matin - une messe juste, efficace, par exemple" .
Pour Juliana, 34 ans, qui cherche du travail dans la production audiovisuelle, Stéphane fait un peu figure de marraine, la religion en moins. Toutes deux ont en commu d'avoir arrimé leur vie quotidienne à un engagement plus social (auprès des personnes âgées pour Stéphane ; en militant dans des réseaux de solidarité internationale puis pour le droit au logement pour Juliana). La plus jeune se souvient avoir souvent entendu son aînée dire que "voter est devoir moral" .
Dans le cadre de notre entretien, Stéphane détaille : voter est un acte, quelque chose de l'ordre de l'éthique qui renvoie chacun à sa place dans la société, à sa capacité à se situer dans un "nous" . L'inverse de cette carte de voeux au visuel agressif qu'elle venait de recevoir ce jour-là du maire du 13ème arrondissement, où elle vit. Accroché aux voeux de rigueur, cette citation (prêtée à Pablo Picasso) l'avait heurtée :
"Un tableau ne vit que par celui qui le regarde."
Anne Jadot, maître de conférences en science politique à l'université de Lorraine, était l'invitée de Carte d'électeur pour décrypter le témoignage de Stéphane. Elle tort le cou à un certain nombre d'idées reçues sur le vote, à commencer par cette petite musique largement entonnée par les médias, qui voudraient que voter soit devenu un geste épisodique, voire consumériste, chez une majorité de Français. La chercheuse conteste cette vision sur la base de ses travaux sur le terrain, et assure que l'importance que Stéphane accorde au bulletinde vote est mieux partagée qu'on l'imagine.
"Voter reste un rituel important pour une majorité de Français"
Stéphane est rigoureusement hostile à tout ce qui pourrait aparenter le vote à un face à face. Les sondages, justement, enfermeraient les électeurs dans un rôle d'observateurs. Voire de consommateurs. Là où, pour elle, les rendez-vous électoraux sont l'occasion d'agir "côte à côte" :
"On ne peut pas se comporter avec les enjeux politiques comme on se comporte avec ses amis, ceux qu'on aime."
Voter reste aussi l'occasion de monter au créneau, même si l'on sent que l'enthousiasme de Stéphane a pourtant reflué depuis les années où elle adhérait au PSU puis soutenait François Mitterrand avec ferveur. Avant la déception.
De 2002, Stéphane se souvient des manifestations d'entre deux tours comme de quelque chose d'un peu compliqué. Compliqué parce qu'elle reste partagée : d'un côté, elle se réjouit de l'élan qu'avait provoqué l'arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour ; de l'autre, elle juge que c'était "un peu tard" , d'autant que nombre de manifestants ne s'étaient pas déplacés pour y faire barrage au premier tour. Elle, en revanche, avait participé, comme à chaque scrutin. Et donc voté Jospin, "par crainte de ce qui s'est finalement produit" . Un vote de raison même si elle dit s'être un peu radicalisée, à 79 ans.
De 45 ans sa cadette, Juliana raconte un cheminement inverse. Elle dit justement avoir découvert "un vote moins émotionnel" récemment. Elle continue à participer, à ancrer son quotidien autour d'une vision politique de la vie, même. Mais elle se souvient avoir été infiniement plus "raide" lorsqu'elle était jeune. Mouvements lycéens, manifs, "sit in", squat avec les associations en lutte pour le droit au logement... Juliana dit qu'en "venant de là" , voter a pu lui apparaitre "abstrait" par le passé.
Même si elle se rend systématiquement au bureau de vote, elle raconte qu'elle n'a jamais cessé de "questionner" l'acte de voter. Comme si ça n'allait pas de soi mais se rappelait à elle comme une nécessité à chaque fois. Stéphane évoquait sa grand-mère veuve de la Première guerre mondiale, Juliana parle de sa mère, née au Brésil et installée dans le Sud aujourd'hui. Juliana y pense à chaque passage par l'isoloir. Parce que voter est une transmission, parce qu'elle confie :
"Pour ma mère qui a connu la dictature ce serait une grande déception, une incompréhension immense que sa fille n'aille pas voter."
Sauf le Brésil et la dictature, ce rapport entre le vote et une transmission familliale reste largement partagé chez les électeurs français, assure Anne Jadot. Notre invitée précise aussi que c'est même une caractéristique qui distingue la France, où les cours d'éducation civique plus structurant qu'on imagine.
Juliana pas plus que Stéphane ne trouve vraiment son compte dans l'offre politique. A quatre mois du scrutin, elle non plus ne sait pas pour qui elle votera. Si elle se rendra "très probablement" au bureau de vote ce jour-là, ce ne sera pas dans un grand emballement. Pour ne pas céder au désenchantement, elle raconte qu'elle continue d'investir au moins autant dans "l'autre façon de vivre la citoyenneté" :
"La rue, le pouvoir de manifester, parce que ça aussi, j'y crois."
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