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En Turquie, les universitaires subissent une répression d’ampleur inégalée

Plus de 6 000 enseignants et chercheurs ont perdu leur poste à l’université ces dernières années, accusés, sans aucune explication, de "liens" ou "d’appartenance à un groupe terroriste".

Article rédigé par franceinfo - Anne Andlauer
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5min
Tuna Altinel, professeur de mathématiques à l’université Lyon-1, le 19 novembre 2019 devant le tribunal de Balikesir, une ville de la région de Marmara (Turquie). (YASIN AKGUL / AFP)

Tuna Altinel, professeur de mathématiques à l’université Lyon 1, a été acquitté vendredi 24 janvier par le tribunal de Balikesir, une ville de la région de Marmara, en Turquie. Cet acquittement a eu lieu au terme d’un procès qui l’avait privé de ses élèves – il avait interdiction de quitter la Turquie – mais aussi de sa liberté, puisque le mathématicien a passé près de trois mois dans une prison turque, accusé de "propagande terroriste".

Même s'il a été acquitté, la décision ne doit pas faire oublier qu’au pays du président Recep Tayyip Erdogan, les universitaires subissent une répression d’ampleur inégalée.

6 081 enseignants limogés

En Turquie, 6 081 enseignants et chercheurs ont perdu leur poste à l’université ces dernières années. Ils ont tous été limogés, virés par décret dans les deux ans qui ont suivi le coup d’État manqué du 15 juillet 2016. Accusés, sans aucune explication, de "liens" ou "d’appartenance à un groupe terroriste". Une partie d’entre eux (407, précisément) le savent : ils ont été punis pour avoir signé, en janvier 2016, une pétition réclamant l’arrêt des violences dans le sud-est de la Turquie à majorité kurde. La plupart – et c’était le cas du mathématicien Tuna Altinel, qui affrontait en fait deux procès – ont été jugés pour "propagande terroriste" à cause de cette signature.

Sauf qu’il y a six mois, le 26 juillet 2019, la Cour constitutionnelle turque a donné raison à ces "universitaires pour la paix", ainsi qu’ils se désignent eux-mêmes. Et pourtant, ils restent bannis de l’enseignement supérieur... alors qu’ils ont finalement été acquittés ! Or, être limogé, en Turquie, cela veut dire perdre son salaire, ses droits à la sécurité sociale et à la retraite, et toute possibilité d’enseigner à nouveau dans le public ou le privé. Ils n'ont plus qu’un seul recours : une commission d’état d’urgence, qui traîne à se prononcer pour finalement, souvent, rejeter les requêtes. 

Un "sentiment d'insécurité"

Ces situations sont très difficiles pour ces enseignants, professionnellement et personnellement. C’est ce que raconte Hülya Dinçer. Cette francophone a été limogée en février 2017, alors qu’elle venait juste de terminer son doctorat en droit à l’université publique Marmara. Depuis quelques jours, la jeune femme travaille à nouveau au sein d’un Institut de recherche européen à Istanbul. Mais elle ne s’en cache pas : les trois dernières années ont été éprouvantes.

C’est très difficile de se concentrer et de rester motivé pour la recherche dans une situation où vous êtes complètement privé de statut de chercheur, où vous n’avez aucune légitimité institutionnelle… Ce sentiment d’insécurité quant à l’avenir me rend émotionnellement très fragile.

Hülya Dinçer

à franceinfo

Cette répression qui frappe les universitaires turcs provoque-t-elle ce qu’on pourrait appeler une "fuite des cerveaux" vers des pays plus accueillants ? Non, parce qu’être limogé, en Turquie, cela signifie aussi que votre passeport est annulé. Vous ne pouvez pas quitter le pays, sauf à bénéficier d’une autre nationalité. C’est le cas de Hülya Dinçer. Grâce à sa double nationalité turco-bulgare, elle a pu se rendre à Paris dans le cadre d’une bourse post-doctorale accordée par le programme Pause, programme de soutien aux universitaires en danger instauré par le Collège de France. Elle y est restée un an et huit mois.

Cette liberté retrouvée n’a pas pour autant été une parenthèse enchantée : "Quand vous partez, certes vous pouvez travailler et vous avez la tranquillité d’esprit et les moyens de faire votre recherche, mais vous êtes beaucoup plus isolé". Selon elle, "il y a une solidarité en Turquie entre les universitaires, un soutien régulier qui vous permet de survivre, de garder espoir. Ça m’a beaucoup manqué et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai toujours voulu rentrer."

Depuis quelques mois, certains universitaires limogés peuvent déposer une requête auprès du ministère de l’Intérieur pour tenter de récupérer leur passeport. Une requête à l’issue très incertaine. Mais c’est la seule avancée concrète en trois ans et demi pour ces milliers d’enseignants turcs.

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