CHRONIQUE. Lutter contre les fraudes, mais lesquelles ? Retour sur les propos de Bruno Le Maire
Tout est parti d’une petite phrase, et les choses se sont emballées. La petite phrase, c’est celle prononcée par Emmanuel Macron lundi 17 avril, au détour de son allocution présidentielle : il veut "lutter contre toutes les fraudes, qu’elles soient sociales ou fiscales". Dès le lendemain matin, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a choisi d’insister sur une situation bien spécifique : "Nos compatriotes, légitimement, en ont ras-le-bol de la fraude. Ils en ont ras-le-bol de voir des personnes qui peuvent toucher des aides payées par le contribuable les renvoyer au Maghreb ou ailleurs alors qu'ils n'y ont pas droit. Ce n'est pas fait pour ça, le modèle social !"
Il faudrait donc lutter avant tout contre un type de fraude en particulier : la fraude aux prestations sociales – RSA, aides aux logements, minimum vieillesse, etc. Et il faudrait surtout éviter que cet argent ne parte au Maghreb. C’est, certes, un véritable problème. La fraude aux prestations sociales ne fait pas que peser sur nos finances publiques. Elle menace surtout la confiance que nous plaçons en notre système de protection sociale. La Sécurité sociale, il faut le répéter, c’est un bien commun ! Elle est inscrite dans notre Constitution : "Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence". Quand certains fraudent, c’est toute la légitimité de ce trésor national qui s’en trouve abîmée.
Mais c’est une chose de lutter contre un problème, c’en est une autre d’en faire une priorité. Le choix des priorités est toujours politique, et à ce titre peut être interrogé. La fraude sociale dont parle Bruno Le Maire, c’est la fraude aux allocations. Elle est estimée à 2,3 milliards d’euros par an – chiffre officiel de la Cnaf. C’est beaucoup, mais c’est beaucoup moins que la fraude aux cotisations sociales – c’est-à-dire le travail dissimulé par les entreprises. D’après l’Urssaf, elle coûterait 7 à 8 milliards d’euros, chaque année, à l’État. Au moins trois fois plus que la fraude aux allocations, et pourtant vous n’avez pas entendu Bruno Le Maire en parler, pas plus d’ailleurs que de la fraude fiscale. D’après l’évaluation du syndicat Solidaires Finances publiques, elle coûterait chaque année 80 à 100 milliards d’euro. Soit 35 à 40 fois plus que la fraude aux allocations, du fait, principalement, des grandes entreprises et des grandes fortunes. Il s’agit pourtant de graves entorses à la solidarité nationale, dans des proportions qui n'ont absolument rien à voir avec la fraude aux allocations.
Une instrumentalisation politique
Ce n’est pas nouveau. Cette question a d’ailleurs été bien étudiée par deux politologues : Vincent Dubois et Marion Lieutaud. Leurs recherches montrent que la focalisation politique sur le thème des "fraudeurs sociaux" a été multipliée par dix sous la présidence de Nicolas Sarkozy, sans que le problème, lui, se soit particulièrement aggravé. C’était une pure instrumentalisation, dans le seul but de créer l’image d’un gouvernement sérieux et responsable. Aujourd’hui, Emmanuel Macron utilise la même ficelle, avec un objectif qui me paraît évident : détourner l’attention des travailleurs de la réforme des retraites. Mais à chaque fois, cela se fait au détriment des personnes les plus vulnérables, sur lesquelles sont jetés le doute et la suspicion, alors qu’elles devraient avant tout recueillir notre solidarité.
Quant à la question du Maghreb, il n’y a aucun chiffre officiel. L’une des rares choses que nous savons, c’est qu’en 2012 et 2016, la Caisse National d’Assurance Vieillesse a réalisé une grande opération de contrôle sur les pensions de retraites perçues en Algérie. Résultat : très peu de cas de fraude ont été détectés, à tel point que l’opération a été abandonnée.
Stéréotype raciste
Dans l’océan des fraudes, Bruno Le Maire a donc choisi de ne parler que des fraudes sociales. Parmi les fraudes sociales, il se concentre sur celles qui sont liées à l’étranger. Parmi celles qui sont liées à l’étranger, il n’évoque que le Maghreb, alors même qu’il n’a aucune donnée, et que cela ne constitue qu’une partie d’un fragment d’une fraction du problème.
Stigmatiser, sans argument, une partie de la population sur le seul fondement de son origine : c’est la définition même d’un stéréotype raciste. Nous franchissons ici, je crois, une frontière qui devrait profondément nous interroger. Il ne s’agit plus seulement de détourner l’attention. Mais de fabriquer des boucs-émissaires.
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