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Fabrice Luchini : rhétorique ou éloquence ?

Une partie des restrictions sanitaires imposées pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 sont levées. Parmi celles-ci : la fin des jauges pour les spectacles assis. L'occasion de se pencher sur la rhétorique de l'acteur Fabrice Luchini, invité de France Inter mercredi 2 février.

Article rédigé par franceinfo - Clément Viktorovitch
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4min
Le comédien Fabrice Luchini (déjà) invité de France Inter le 1er octobre 2019 (ANNE AUDIGIER / FRANCE INTER / RADIO FRANCE)

On sait quel plaisir Fabrice Luchini prend à citer de grands auteurs. Il joue d’ailleurs en ce moment au théâtre des Mathurins, où il dit des textes de La Fontaine. Mais c’est aussi un homme qui possède sa propre rhétorique, extrêmement singulière, à tel point qu’il provoque souvent des réactions extrêmes : soit il fascine, soit il ulcère. Et quand on l’écoute parler, on comprend pourquoi.

"Ce n'est pas La Fontaine qui a traduit l'incroyable sagesse de cet esclave qui s'appelait Ésope. Mais La Fontaine a fait une chose incroyable : il a traduit cette richesse et il en a fait la langue la plus étonnante. On ne sait même plus d'où ça vient, tellement c'est fluide !"

Ce qui frappe, dans cet extrait, comme dans tous les autres, c’est la prosodie de Fabrice Luchini. La prosodie, c’est le mot pour désigner la musicalité de notre voix lorsque nous parlons. Et chez Luchini, tous les paramètres de sa prosodie sont modulés à l’extrême. Le volume, qui passe du "forte" au "pianissimo". Le rythme, qui alterne des séquences rapide et d’autres plus lente. Et surtout, les intonations de sa voix, qui ne cessent de varier pour accompagner les ruptures énonciatives, quand il passe de ses propres mots aux mots de La Fontaine, puis au commentaire des mots de La Fontaine. 

C’est indiscutablement virtuose, mais c’est aussi excessivement marqué, ce qui explique qu’on puisse adorer ou détester. 

Le choix des mots

Au-delà de la prosodie, le choix des mots est également très spécifique chez Fabrice Luchini. Par exemple, quand il parle de la chasse : "Ce qui est extraordinaire, c'est qu'un chasseur qui sort à 7h du matin, tu lui mets 400 lapins, 300 chevreuils... Mais il prend la carabine, il veut sortir de lui-même, trouver un divertissement, il ne veut pas du lapin ! Mais pourquoi il fait chier le lapin ?"

Deux choses remarquables : d'une part, les ruptures énonciatives, dont on a déjà parlé. Fabrice Luchini ne cesse de changer de registre, de niveau de langue, même de sujet. Et par ailleurs, un recours constant aux hyperboles, c’est-à-dire la figure de l’exagération : "400 lapins, 300 chevreuils", ce qui est "extraordinaire"... Tout est toujours amplifié au maximum.

L'effet produit par ces deux procédés, ruptures comme hyperboles, est le même : cela participe à capter sans cesse notre attention, tout en pouvant également épuiser notre énergie. On retrouve cette dualité. Toujours sur France Inter, Fabrice Luchini a démontré une nouvelle fois ses talents de conteur, à propos de notre addiction au portable : "Vous imaginez qu'on regarde le portable 300 à 400 fois par jour ? Pourquoi ? Pourquoi ? Mais regardez au feu rouge ! Les motos, soit elles vous agressent en allant très vite... En plus t'as une trottinette qui a manqué de te niquer, un vélo qui t'a craché sur la gueule, tu essayes de te faire un vague chemin... Et tu t'aperçois que quand ils s'arrêtent au feu rouge, le premier geste de tous les vélos, de toutes les motos : portable ! Parce qu'entre le feu rouge d'il y a deux minutes et ce feu rouge-là, il y a peut-être quelqu'un qui a appelé ? Mais personne ne va t'appeler ! Rien ne va t'appeler !"

Cette longue description narrative est si détaillée et vivante qu’on finit par avoir l’impression d’avoir la scène sous les yeux. C’est ce que l’on appelle une hypotypose : une description vive, et c’est en effet l’outil des grands conteurs.

La différence entre rhétorique et éloquence

Ce qui rend tous ces procédés particulièrement intéressant chez Luchini, c'est qu'il ne cherche pas à nous convaincre de quoi que ce soit. C’est ce qui nous permet de saisir la différence entre la rhétorique et l’éloquence. La rhétorique, c’est en effet l’art de convaincre. Mais il n'est pas sûr que Luchini cherche à nous convaincre. Il nous partage son point de vue sur le monde, certes, mais sans véritable volonté de le changer. Ce qu’il pratique, c’est donc davantage l’éloquence : non point l’art de convaincre, mais celui de capter notre attention, de nous charmer de ses mots, et de susciter des émotions.

Il faut s'en souvenir : les mots ne servent pas seulement à influencer. Ils peuvent aussi, tout simplement, tendre vers la beauté.

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