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"Francocide" : anatomie d'une fantasmagorie

Clément Viktorovitch revient chaque semaine sur les débats et les enjeux politiques. Dimanche 23 octobre, un concept qui s’est frayé un chemin dans le débat public : les "francocides".

Article rédigé par franceinfo - Clément Viktorovitch
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
Eric Zemmour lors d'une réunion publique à Haguenau (Bas-Rhin) le 24 septembre 2022 (FRANCK KOBI / MAXPPP)

"Quand défendrons-nous nos enfants contre ces francocides qui sont toujours commis par les mêmes, toujours au détriment des mêmes ?" Voilà comment Éric Zemmour a réagi sur Twitter, lundi 17 octobre, à l’instant où a été rendue publique la nationalité de la meurtrière présumée de la petite Lola. Une jeune fille française atrocement assassinée par une Algérienne : ce serait un "francocide".

Le mot frappe, mais correspond-il à une réalité ? C’est ce que nous allons essayer de démêler. En commençant par remarquer que, si ce concept s’est répandu comme une traînée de poudre ces derniers jours sur les réseaux sociaux, cela ne doit rien au hasard. Voici ce qu’Éric Zemmour disait lors de son meeting de rentrée, le 11 septembre dernier : "Je vous invite à ne plus parler de 'faits divers' pour décrire les méfaits de la diversité. Le tabassage, le viol, le meurtre, l'attaque au couteau d'un Français ou d'une Française par un immigré n'est pas un fait divers. C'est un fait politique, que j'appellerai désormais 'francocide'."

Pour Éric Zemmour, parler du meurtre de la petite Lola comme d’un "francocide" entre dans une stratégie assumée : politiser au maximum chaque fait divers. Une stratégie qu’il se contenterait, assure-t-il, d’emprunter aux féministes : "Quand un homme tue sa femme, sa maîtresse, on ne doit plus parler de 'crime passionnel' mais de 'féminicide'." De la même façon qu’une femme tuée parce qu’elle est une femme est un féminicide, les Français assassinés parce qu’ils sont français seraient donc des francocides.

Ce parallèle est-il convaincant ?

Il semble l'être, parce qu’il joue sur une ambiguïté : la différence entre fait divers et fait social. Après tout, qu’est-ce qui nous permet de dire qu’une femme assassinée par son mari, c’est plus qu’un fait divers ? Eh bien c’est parce que, derrière, il existe un phénomène social beaucoup plus large : la domination masculine. Une domination qui se décline partout : les femmes sont, aujourd’hui encore, moins payées que les hommes, elles occupent moins de postes de pouvoir, elles constituent l’immense majorité des victimes d’agression sexuelle, et l’immense majorité des victimes de violences conjugales. Le meurtre d’une femme par son conjoint n’est donc jamais un fait isolé : c’est, au contraire, l’ultime traduction d’un phénomène beaucoup plus large. C’est en ce sens qu’il est possible d’en parler comme d’un fait politique, qui doit pouvoir être nommé : féminicide.

Éric Zemmour prétend qu'il en va de même pour les francocides : "Cette délinquance, qui est en vérité bien plus qu'une simple délinquance, est bel et bien une colonisation par la violence, une guérilla urbaine, une conquête du territoire, un terrorisme du quotidien, un jihad du coin de la rue, qui chasse les Français de souche au profit de nouveaux habitants."

Le seul problème, c’est que les phénomènes dont il parle n’existent nulle part ailleurs que dans son discours. On ne trouve aucune étude universitaire qui démontrerait l’existence de ce prétendu "jihad du coin de la rue". Si on laisse de côté les faits de terrorisme – qui, par définition, n’ont rien de "quotidien" – il n’existe aucune statistique qui prouverait qu’en France, une part significative des victimes de la délinquance et de la criminalité seraient des Français ciblés parce qu’ils sont français. Eric Zemmour l’affirme, bruyamment, mais il a toujours été incapable de le démontrer rigoureusement.

Même raisonnement pour les violences policières

Beaucoup de responsables ont fait le parallèle entre la mort de Lola et celles de George Floyd ou Adama Traoré. Mais dans ces deux derniers cas, il s'agit de faits politiques, selon le même raisonnement que pour les féminicides : il existe, dans notre société, un racisme systémique qui a été documenté à maintes reprises. Les études prouvent que, à profil équivalent, les personnes d’origine africaine ou maghrébine ont plus de difficultés à être embauchées, plus de difficultés à trouver un logement, et qu’elles ont beaucoup plus de "chances" d’être contrôlées par la police – ce n’est pas moi qui le dis, mais l’ancien Défenseur des droits, Jacques Toubon, dans un rapport accablant. C’est la raison pour laquelle, quand le producteur de musique Michel Zecler est passé à tabac par des policiers, par exemple, ce n’est pas simplement une bavure isolée, mais bien le paroxysme d’un fait social beaucoup plus large.

Voilà où se situe toute la différence. Les féminicides et les violences policières traduisent des rapports de domination qui sont étudiés depuis des décennies par la recherche universitaire, et se retrouvent, hélas, dans toutes les statistiques. Le concept de francocide n’est, lui, rien d’autre qu’une invention de marketing politique.

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