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Le "wokisme" : une arme de disqualification massive

Tous les soirs, Clément Viktorovitch décrypte les discours politiques et analyse les mots qui font l'actualité.

Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Tous les soirs, Clément Viktorovitch décrypte les discours politiques et analyse les mots qui font l'actualité (19 ocotbre 2021).  (FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

C'est l’un des mots de ce début de campagne : le "wokisme" ou "l’idéologie woke". On l’entend de plus en plus souvent, alors même qu'il ne veut pas dire grand chose. Retour sur le "wokisme", cette idéologie à laquelle Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Éducation nationale consacre dès mercredi 20 octobre un Think tank dédié ! Intitulé "Laboratoire de la République", ce groupe de réflexion a notamment pour objet de contribuer à ce que "la France et sa jeunesse échappent" à cette "idéologie woke". 

>> Les mots de la campagne présidentielle de 2022 : "Woke"

Et il n’est pas le seul, au sein du gouvernement, à partager cet avis. "Le wokisme, fondamentalement c'est de faire de l'addition de vos frustrations, de vos discriminations ressenties au réel, affirme sur CNews Jean-Baptiste Djebbari, le ministre des Transports, une forme de levier pour soutenir une politique."  "Aujourd'hui on voit à quel point la 'woke culture' est en train de bousculer notre pays", estime pour sa part sur franceinfo Sarah El Haïry, la secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de l'Engagement. Édouard Philippe, l’ancien Premier ministre, reprend également le terme lors d'un meeting : "Vous avez la cancel culture, le wokisme et tout le tintouin qui peut vous tomber dessus en vous disant vous n'avez pas le droit de dire ça." Une addition des frustrations, un bousculement du pays, une cancel culture qui peut nous tomber dessus : nous serions apparemment confrontés à une menace implacable. 

Ce que l’on peut établir avec précision, c’est l’origine du terme. En anglais, il signifie "être éveillé". Il apparaît aux États-Unis dans le courant du 20e siècle, d’abord pour désigner les individus conscients des violences et des discriminations subies par les noirs américains. Mais le mot ne s’impose réellement dans le débat public qu’à partir de 2014, et le meurtre de Michael Brown, jeune noir de 18 ans abattu par la police. "Stay Woke" va devenir un mot d’ordre du mouvement Black Lives Matter. Puis, progressivement, son emploi va s’élargir, jusqu’à embrasser la lutte contre toutes les discriminations, ainsi que le combat pour la protection du climat et de l’environnement.

Un terme devenu un peu fourre-tout

C’est pour ça que le terme a été progressivement délaissé par ses défenseurs… et repris par ses adversaires, c’est-à-dire la droite conservatrice américaine, Donald Trump en tête, qui s’en est servi pour attaquer un discours dénoncé comme moralisateur et sentencieux. C’est exactement par ce prisme que le mot est arrivé en France : non pas comme un concept politique structuré, mais comme un outil purement rhétorique, une arme de disqualification massive utilisée contre le discours de gauche, pour le dire vite. Parce que, au fond, qui sont les prétendus "wokistes" ? Simplement des hommes et des femmes qui estiment que certains individus subissent des violences et des inégalités en raison de leur couleur de peau, de leur religion, de leur genre ou de leur orientation sexuelle.

On peut tout à fait débattre de l’ampleur, et du caractère systémique ou non, des inégalités et des discriminations. On peut parfaitement discuter de la pertinence et de la légitimité des actions utilisées par une partie des militantes et militants, qu’il s’agisse d’appeler au boycott d’une œuvre, ou à la mise au ban d’une personnalité. Mais les oratrices et les orateurs qui critiquent le prétendu "wokisme" ne vont presque jamais jusque-là. Ils se contentent de jeter le mot au visage, sans chercher à le circonscrire. En rhétorique, cela porte un nom : c’est ce que l’on appelle la technique de l’épouvantail, qui consiste à englober ses adversaires un mot repoussoir, que l’on ne cherche même pas à définir.

Un débat qui rappelle celui sur l'islamo-gauchisme

Que s’est-il passé avec l’islamo-gauchisme ? En déclarant qu’il "gangrenait" l’université, la ministre de l’Enseignement supérieure, Frédérique Vidal a passé la ligne rouge. Souvenez-vous. Le CNRS et la conférence des présidents d’université avaient répliqué qu’il s’agissait d’un terme sans aucune réalité scientifique, relevant purement du domaine de l’opinion : c’est la définition même d’un épouvantail. La différence, c’est que là, ça commençait à se voir ! L’air de rien, le mot a été progressivement délaissé. Et, à mesure qu’il était moins employé, on a vu le "wokisme" essaimer dans le débat politique. Le mot a changé, mais l’utilisation est la même : disqualifier les luttes antiracistes et féministes.  

Et étonnamment ça marche. Il existe, en rhétorique, une règle fondamentale, qui a été dégagée par le psychologue Thierry Melchior : c’est ce que l’on appelle le principe de proférence. Le simple fait de proférer un mot suffit à le faire exister. Même si les auditeurs ne savent pas exactement ce qu’il signifie, ils vont partir du principe qu’il possède une signification. Donc, à force de répéter qu’il existe une menace grave pour la République, et qu’elle s’appelle "wokisme" ou islamo-gauchisme, une partie des auditeurs et auditrices finissent par en être convaincus ! Si bien que, oui, de fait la disqualification fonctionne : malgré ses contours flous, le mot parvient à jeter l’opprobre.  Et c’est un problème. Parce que, quoi que l’on pense de la lutte contre les inégalités et les discriminations, le fait est que nous en sommes réduits à voir des orateurs et des oratrices jongler avec des concepts dénués de sens. Quand on aurait besoin de les voir s’affronter avec des idées.  

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