L'article à lire pour comprendre ce que signifie le mot "woke", qui s'installe dans le débat public
Difficile d'échapper au mot "woke" ces dernières semaines dans les médias. Ce terme anglophone, qui se réfère notamment à différentes luttes pour l'égalité des droits, est régulièrement utilisé par des politiques et polémistes de la droite conservatrice pour dénoncer une idéologie supposée.
De quoi "woke" est-il le nom ? Depuis plusieurs mois, ce mot anglophone s'immisce au cœur du débat politique français. Ici, le polémiste d'extrême droite Eric Zemmour s'alarme sur CNews du danger "du wokisme" dans les entreprises françaises. Là, une tribune publiée par Le Figaro appelle à défendre "le modèle républicain" face "au wokisme". Le ministre de l'Education Jean-Michel Blanquer a même lancé, mercredi 13 octobre, un observatoire républicain chargé de lutter contre cette supposée idéologie et la "cancel culture". Mais de quoi parle-t-on exactement ? Pour tout comprendre de ce mot, et des concepts qui y sont associés, franceinfo revient sur la signification de "woke", son origine et la manière dont il est utilisé.
Ça veut dire quoi "woke" ?
En anglais, "woke" se traduit par "éveillé". Etre "woke", comme l'explique le dictionnaire Merriam-Webster* (l'équivalent du Larousse américain), signifie "être activement attentif à d'importants faits ou problèmes, notamment les questions raciales et l'égalité sociale". Son sens premier est positif, mais ce dernier s'est effacé au fil des années et peu de personnes l'utilisent pour se qualifier elles-mêmes. Il n'existe pas de consensus sur le groupe précis qui peut être désigné par ce terme. Aux Etats-Unis, il est fréquemment employé pour dénigrer la gauche, les personnes identifiées comme progressistes, les universitaires étudiant les discriminations ou encore les militants pour l'égalité des droits.
Quelle est l'origine de ce mot ?
Il faut remonter aux années 1950 pour observer la première utilisation du terme "woke" aux Etats-Unis par des activistes noirs défendant l'égalité. Comme l'explique l'écrivain William Melvin Kelley dans un article du New York Times datant de 1962, être "woke" est alors une invitation à être conscient de sa propre place, en tant qu'américain noir dans la société.
Mais le mot ne fait irruption dans les médias grand public qu'en 2014, dans la foulée des émeutes de Ferguson, qui avait suivi le meurtre de Michael Brown, un jeune homme noir, par Darren Wilson, un policier blanc. Comme l'explique le média américain en ligne Vox*, le hashtag #StayWoke (#ResteEveillé en français) se popularise rapidement sur les réseaux sociaux, invitant les militants à poursuivre leur combat.
Pourquoi ce mot est-il connoté ?
De la lutte contre les violences faites aux personnes noires, le terme "woke" passe dans le langage courant rapidement et entre dans le dictionnaire Merriam-Webster en 2017. Flou, il devient cependant un mot fourre-tout qui permet à son locuteur d'y glisser le sens qu'il y souhaite. Le terme est rapidement galvaudé et inévitablement parodié. Même l'émission humoristique culte "Saturday Night Live" caricature ceux qui utilisent le terme pour se décrire en 2018. Comme l'explique Vox, l'adjectif "woke" est progressivement employé pour désigner une attitude "superficielle et de façade".
Le terme finit par être rejeté à gauche. Un journaliste noir de la radio publique NPR estime ainsi dans une tribune* qu'il est "temps d'arrêter d'utiliser 'woke'". Pour Sam Sanders, le mot a été vidé de son sens au fil des années, notamment parce qu'il a été répété ad nauseam et n'est plus qu'une coquille vide qui permet à certains de donner l'impression d'être progressiste sans vraiment s'intéresser aux personnes discriminées. Dans le même temps, on observe une récupération du terme, de la part de politiques, d'activistes et de journalistes conservateurs.
Peut-on parler d'idéologie "woke" ?
Aucun groupe ne se revendiquant comme "woke", il est difficile d'y associer une idéologie structurée. Les détracteurs de la notion estiment eux que cette "idéologie woke" est représentée à l'université notamment via les études de genres, décoloniales et post-raciales. Le passage du mot "woke" dans le langage courant est d'ailleurs concomitant de la montée en puissance de nouvelles formes de militantisme, comme Black Lives Matter aux Etats-Unis et la montée en visibilité de divers concepts comme le privilège blanc, l'appropriation culturelle ou l'intersectionnalité.
Dans une note réalisée pour le think-tank français Fondapol (classé à droite), Pierre Valentin, étudiant en master de science politique à l'université Paris-2 Panthéon-Assas, affirme que "le mouvement 'woke' revendique (...) une approche postmoderne du savoir caractérisée par 'un scepticisme radical quant à la possibilité d'obtenir une connaissance ou une vérité objective'". L'auteur assimile "le wokisme" à "une nouvelle culture morale, dans laquelle le statut de victime devient une ressource sociale, requiert certaines conditions".
Mais cette analyse est majoritairement rejetée par les universitaires. Il n'existe d'ailleurs aucun corpus idéologique dit "woke", à l'inverse du féminisme ou même du marxisme, et il ne s'agit pas non plus d'un courant de pensée structuré. Le Journal du dimanche tire d'ailleurs un parallèle entre le "wokisme" et le terme "gauchisme", "beaucoup moqué" et dont "peu de gens se revendiquent".
Quand "woke" est-il arrivé en France ?
En France, les premières occurrences du terme "woke" dans les médias datent de 2018, notamment avec le journal Le Monde, qui publie un article intitulé "Ne soyez plus cool, soyez "woke"". Dès 2015, des hashtags #woke apparaissent également sur Twitter, souvent utilisés de manière ironique. Les occurrences de ce mot dans les médias et sur les réseaux sociaux explosent au cours de l'année 2021, comme le montre une analyse du Twitter francophone réalisée par franceinfo.
Par qui est utilisé ce terme en France ?
En France, comme aux Etats-Unis d'ailleurs, le terme n'est majoritairement utilisé ni par des universitaires travaillant sur des thématiques liées aux discriminations, ni par les militants pour l'égalité, ni par les personnes de gauche. Quand "woke" est prononcé, "il est principalement utilisé par le camp adverse, la droite conservatrice, pour décrédibiliser des militants de gauche", souligne Albin Wagener, enseignant-chercheur associé à Rennes 2 et à l'INALCO.
Les exemples sont légion. Ainsi l'éditorialiste Eugénie Bastié estime-t-elle que la supposée idéologie "woke" est "plus difficile à contrer que le communisme". De son côté, le magazine conservateur Valeurs actuelles qualifie "la folie 'woke'" d'"idéologie destructrice". La France n'est d'ailleurs pas le seul pays concerné par ces débats, que l'on retrouve aussi au Royaume-Uni ou en Allemagne.
Selon Albin Wagener, l'emploi de ce mot crée des "paniques morales" sur "des sujets qui n'ont aucun lien avec les autres" et fait partie "d'une stratégie (...) directement importée des Etats-Unis".
"Ce n'est d'ailleurs pas du tout un hasard que la définition de 'woke' soit difficile à poser : les conservateurs n'ont aucun intérêt à ce que l'on puisse définir le terme."
Albin Wagener, chercheur en sciences du langageà franceinfo
L'utilisation fréquente du terme "cancel culture" ("culture de l'annulation" en français) fait partie de la même stratégie, selon le chercheur. Elle rappelle celle mise en place avec la pseudo "théorie du genre", contre laquelle s'élevaient les conservateurs sous le quinquennat de François Hollande.
Ce mot va-t-il rentrer dans le langage courant ?
Difficile à dire, tant l'évolution des usages peut être difficile à prédire. Albin Wagener fait le pari que "le terme woke et le wokisme" auront disparu "dans deux ans" et qu'il y aura "quelque chose d'autre pour les remplacer". En mars, un sondage Ifop pour L'Express montrait que seuls 6% des Français estimaient savoir ce qu'était la "pensée woke", tandis que 86% des personnes interrogées n'en avaient jamais entendu parler.
Je n'ai pas eu le temps de tout lire, vous pouvez résumer ?
Le terme "woke", qui se traduit littéralement par "éveillé" en anglais, vient du militantisme noir-américain des années 1960. Il a ressurgi en 2014, au moment des émeutes de Ferguson. L'utilisation du terme s'est ensuite répandue plus largement dans la population américaine. Etre "woke" est alors défini comme "être activement attentif à d'importants faits ou problèmes, notamment les questions raciales et la l'égalité sociale". Très rapidement, le mot est rejeté par la gauche qui le juge "superficiel" et récupéré par la droite conservatrice pour décrédibiliser les universitaires et activistes qui étudient et militent contre les discriminations. Le terme ne recoupe d'ailleurs aucun courant de pensée structuré, en France comme aux Etats-Unis. Ce mot est apparu plus récemment dans l'Hexagone, et utilisé quasiment exclusivement par des représentants de la droite conservatrice, comme Eric Zemmour. Le mot n'est que très peu compris par le grand public, et aucun militant ou chercheur ne se réclame "de l'idéologie du wokisme".
* Les liens signalés par un astérisque sont en anglais.
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