Dieudonné et Closer : l'américanisation de la vie politique française ?
Deux sujets
bien distincts, en effet, ont fait l'actualité cette semaine, et la font
d'ailleurs encore ce dimanche.
Le premier,
c'est bien sûr, l'affaire Dieudonné. La liberté d'expression est au cœur de cette vaste
polémique. Le second est le débat autour de la rumeur sur une supposée liaison
(quoique non démentie) du Président de la République.
Dans les
deux cas, on a vu le modèle français évoluer, notre culture médiatico-politique
se transformer, à l'anglo-saxonne, et chacun pourra juger si c'est pour le
meilleur, ou pour le pire.
M. Dieudonné
M'Bala M'Bala est un "petit entrepreneur de haine", selon le ministre
Manuel Valls, dont les propos constants et répétés, sont antisémites et
incitent à la haine raciale. Jeudi, son spectacle Le Mur a été interdit
par le maire de Nantes, cet arrêté fut contesté par le tribunal administratif
et finalement confirmé en référé (c'est à dire en urgence) par le Conseil
d'Etat. Du coup, revirement de jurisprudence, le spectacle a été annulé
vendredi à Tours, hier soir à Orléans, et il est également interdit ce soir et
la semaine prochaine à Paris.
Des maires
de gauche, mais aussi de droite, comme Alain Juppé et Jean-Claude Gaudin, se
sont prononcés pour son interdiction. Hier, M. Dieudonné a fait une conférence
de presse confirmant l'arrêt de ce spectacle.
C'est donc la fin de l'affaire Dieudonné ?
La fin,
n'exagérons rien ! Dieudonné va certainement – hélas – continuer à faire
parler de lui. Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'on passe de
"l'affaire Dieudonné" à la "jurisprudence Dieudonné".
C'est rare
en France qu'un spectacle soit interdit avant même sa représentation.
Pourquoi ?
Le Conseil
d'État pense qu'il y a des risques sérieux de trouble à l'ordre public ; et de
graves atteintes à la dignité des personnes humaines. Le débat en fait ne porte
pas sur les faits, unanimement dénoncés, mais sur l'interdiction a priori
du spectacle. Nombreux sont les juristes, les intellectuels ou les journalistes
qui regrettent ce contrôle préventif. Ils auraient préféré – des gens comme
Danièle Lochak ou Edwy Plenel ou encore la Ligue des droits de l'homme le
pensent – qu'on condamne Dieudonné pour ses propos après, une fois le spectacle
donné. L'argument est légitime.
Sauf que ce
spectacle n'est pas unique, c'est une tournée qui se répète de ville en ville.
L'antisémitisme y est récurrent. Et M. Dieudonné a été condamné à sept reprises
de façon définitive pour des propos identiques.
Pour
comprendre la logique de l'interdiction préalable, il faut se souvenir de
l'affaire de Morsang-sur-Orge où un spectacle de "lancer de nains"
avait été également interdit. Même motif de l'atteinte au respect des valeurs
humaines. Et tout le monde comprend bien qu'on n'allait pas attendre que les
nains soient lancés pour interdire le show.
Un autre
exemple est la décision dite de la "soupe aux cochons". Des militants
d'extrême droite les avaient organisées afin que les SDF de confession
musulmane soient exclus de ces soupes populaires. Le Conseil d'Etat les a
interdites au préalable.
Comparaison
n'est pas raison, mais c'est un peu le même argument pour le spectacle de
Dieudonné : on n'allait pas attendre que chaque soir, il renouvelle ses
petites blagues nauséabondes, ville après ville, pour le sanctionner. Il
fallait marquer un coup d'arrêt et dire "ça suffit". C'est ce que
Manuel Valls a fait et le Conseil d'Etat lui a donné raison.
Cette manière d'apprécier la liberté d'expression
est-elle propre à la France ?
C'est là que
les choses se compliquent. Il y a d'abord la Cour Européenne des droits de
l'homme. Dieudonné a quatre mois pour déposer un recours. Nous verrons s'il le
fait, et si la Cour le suit, ou pas. Par le passé, elle a accepté plusieurs
fois des restrictions à la liberté d'expression, notamment dans le cas du
négationnisme.
Un autre
point de comparaison intéressant c'est avec les Etats-Unis. Il est très peu
probable que le spectacle de Dieudonné y ait été interdit. Dans les deux pays,
la liberté d'expression a une valeur constitutionnelle : En France, elle
est inscrite dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, intégrée
donc à notre Constitution ; aux Etats-Unis, elle est protégée par le
premier amendement de la Constitution américaine.
La
différence, c'est qu'aux Etats-Unis, la liberté d'expression est totale ,
et le juge va faire en sorte d'empêcher qu'elle soit remise en cause ; alors
qu'en France c'est un principe général , que le juge peut apprécier pour
décider des exceptions.
Second débat, ce week-end : les rumeurs sur la vie
privée du président de la République
Tout le
monde a entendu parler de la rumeur, au point où c'est devenu une information.
Le président ne l'a pas démentie à l'AFP vendredi matin, même s'il a regretté,
à titre personnel, qu'on porte atteinte à sa vie privée. Du coup, nombreux sont
les commentateurs qui critiquent la presse, qui verserait dans le sensationnel,
à l'anglosaxonne, et serait une presse "de caniveau". Une presse
people. Une presse poubelle. Ils auront tort, bien sûr, si demain le couple
présidentiel annonce la fin de sa relation.
En tout cas,
ce qui est vrai, c'est qu'au Royaume Uni, la Yellow Press , comme on dit,
à sensation, ou aux Etats-Unis des journaux comme le New York Post ,
n'auraient pas hésité à publier de telles photos volées, portant atteintes à la
vie privée. Bill Clinton s'en souvient, ou son affaire avec Monica Levinsky est
devenue la MonicaGate. C'est évidemment un tout autre contexte mais il a eu
cette formule en août 1998 devant des millions d'Américains médusés :
"Même les présidents ont le droit d'avoir une vie privée" :
"C'est
une affaire privée. Et je compte bien rendre ma vie de famille à ma famille.
Même les présidents ont le droit d'avoir une vie privée"
Sur la liberté d'expression nous serions donc à front
renversé avec les Etats-Unis ?
Exactement !
Le spectacle de Dieudonné n'aurait probablement pas été interdit aux Etats-Unis ;
mais les photos galantes du Président de la République auraient assurément été
publiées dans la presse anglo-saxonne. En France, désormais, on semble donc
s'éloigner du modèle américain en matière de liberté d'expression, mais s'en
rapprocher en ce qui concerne la liberté de la presse.
On peut se
demander si c'est un progrès. Et si on n'aurait pas mieux fait de faire
l'inverse : mieux défendre la liberté d'expression dans le cas Dieudonné,
quel qu'en soit le prix ; et ne pas sacrifier à la vie privée dans le cas
de François Hollande, quel qu'en soit le bénéfice.
En faisant
les choses à moitié, et à l'inverse des États-Unis, on se rapproche d'eux sur
la liberté de la presse et on s'en éloigne sur la liberté d'expression. On a
deux fois raison – ou deux fois tort.
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