"Ces milliardaires plus forts que les États" : Musk, Bezos… L'essayiste Christine Kerdellant raconte ces hommes qui "décident l'avenir du monde"

Christine Kerdellant, journaliste spécialisée en économie et essayiste, a choisi ces milliardaires non pas selon le classement des fortunes, mais pour leur poids sur l'avenir du monde. "Ces milliardaires plus forts que les États", est publié aux Éditions de l'Observatoire.
Article rédigé par Isabelle Raymond
Radio France
Publié
Temps de lecture : 8min
Christine Kerdellant, journaliste spécialisée en économie et essayiste. (RADIOFRANCE)

Six milliardaires, tous américains, sont l'objet du nouveau livre de Christine Kerdellant Ces milliardaires plus forts que les États, publié aux Éditions de l'Observatoire.

Ils sont "planétaires", "hors d’atteinte des collecteurs d’impôts et des régulateurs", leur richesse personnelle dépassant les 50 ou 150 milliards de dollars n'a plus de sens. Ils ne sont pas les seuls, ils ne sont pas forcément les plus riches, mais ceux-là veulent changer ou sauver le monde, et ont par leur activisme plus de pouvoir que bien des États. Ils sont partout dans nos vies, influencent la jeunesse, pèsent dans certains conflits et semblent à même de décider de l'avenir de l'humanité. Ce sont Elon Musk (SpaceX, Tesla, X), Jeff Bezos (Amazon), Mark Zuckerberg (Facebook-Meta), Bill Gates (Microsoft), Sergueï Brin et Larry Page (Google).

franceinfo : Ces patrons, ces milliardaires sont plus forts que les États, dites vous. Pourquoi dites-vous cela ? Pourquoi ces hommes sont-ils si puissants ? Est-ce la puissance de l'argent ?

Christine Kerdellant : Oui, bien sûr, c'est la puissance de l'argent, mais pas seulement. Il y en a quelques-uns beaucoup plus riches, comme Bernard Arnault, mais qui n'essaient pas d'imposer leur modèle de société, qui ne décident pas de l'avenir du monde. Ils sont simplement des chefs d'entreprise, qui ont certes un pouvoir, celui de localiser des emplois dans tel ou tel pays, celui d'aller voir les ministres pour essayer d'obtenir tel ou tel rabais fiscal, ou empêcher un texte qui les ennuierait. Mais là, ça va bien au-delà.

"Ces gens décident de l'avenir du monde, ils nous imposent leur modèle de société."

Christine Kerdellant

à franceinfo

Aujourd'hui, SpaceX qui envoie des fusées dans l'espace. Elon Musk a déployé des dizaines de satellites au-dessus de l'Ukraine. Il a une puissance phénoménale, écrivez-vous. Il occupe des fonctions régaliennes, celles du gouvernement fédéral américain. Et pour la première fois avec l'Ukraine, on dépend d'un industriel, expliquez-vous. Est-ce inquiétant ?

C'est extrêmement inquiétant. Et le Pentagone, d'ailleurs, a peur maintenant des frasques, des coups de colère d'Elon Musk. Ce qui s'est passé, c'est qu'au moment de l'invasion de l'Ukraine, la Russie a fait des cyberattaques sur les satellites qui desservaient l'Ukraine.

"Si Elon Musk n'était pas arrivé à la rescousse avec quelques satellites de son cru, l'Ukraine n'aurait pas pu se défendre contre la Russie."

Christine Kerdellant

à franceinfo

Parce qu'internet est indispensable pour dialoguer entre l'État major et le terrain, pour utiliser certains types de missiles, pour exploiter des renseignements que la population ou que les militaires glanent et qui indiquent que les Russes sont à tel ou tel endroit. Donc sans les satellites d'Elon Musk, il n'y aurait pas eu de riposte ukrainienne.

Sauf qu'il y a un an et demi à peu près, Elon Musk a craint que les Ukrainiens n'attaquent une base navale russe, dans le sud de l'Ukraine. Apparemment, il a eu des contacts avec Poutine, ou des proches de Poutine, qui lui auraient dit que si les Ukrainiens faisaient un "Pearl Harbor" sur les Russes, Mocou allait riposter avec du nucléaire. Elon Musk, ne voulant pas être responsable d'un "Hiroshima", a coupé l'accès à internet sur les zones où les Ukrainiens en avaient besoin pour attaquer.

C'est-à-dire que le ministère de la Défense américain est inquiet des réactions d'Elon Musk et de son rôle dans cette guerre, dans lequel il ne devrait jouer théoriquement qu'un rôle de fournisseur d'accès.

Ces milliardaires assurent-ils des fonctions, des missions et des rôles que les États ne tiennent plus, faute de budget ?

Oui, complètement. En 1986, quand la navette Challenger a explosé en vol au-dessus de Cap Canaveral, les Américains ont cessé de donner tous les moyens à la Nasa, pour continuer à faire des explorations vers la Lune. Et ils ont confié cette mission à des industriels. Aujourd'hui, c'est donc Elon Musk qui prend les risques financiers - et les risques humains d'ailleurs - du développement de ces fusées. Cette mission est vraiment une mission régalienne dans tous les pays en général. Mais aux États-Unis, c'est Elon Musk qui l'assure.

Ces hommes, parfois plus puissants que des États, servent leurs intérêts et non pas l'intérêt général. En quoi cela pose-t-il comme problème ?

On ne vote pas pour eux. On choisit le gouvernement, le président qu'on a envie d'avoir. Eux, ils sont là, Elon Musk est jeune et peut rester jusqu'à 80 ans. Mais ce sont eux qui décident de notre manière de vivre.

"Ces milliardaires jouent un rôle dans les réseaux sociaux, qui ont contribué à hystériser le débat et à faire monter les extrêmes."

Christine Kerdellant

à franceinfo

Sur votre page, vous retrouvez surtout les choses qui vous excitent, qui vous énervent et pas du tout les choses qui vous calment. Donc ce sont eux qui nous ont un peu mis dans cette situation, et on ne peut plus rien y changer aujourd'hui. Ces entreprises sont supranationales, elles sont vraiment au-dessus des États. Il y a plein de choses à faire pour les empêcher, mais ce n'est pas juste appuyer sur un bouton. C'est beaucoup plus compliqué que ça, si on veut les ramener à leur place.

Parmi les solutions, faut-il plus de réglementation ? L'Europe a notamment mis en place un règlement strict sur le numérique, par le biais de la DMA (qui vise à mieux encadrer les activités économiques des plateformes) et de la DSA (qui veut limiter la diffusion de contenus et produits illicites).

Ce n'est pas entré complètement en vigueur, donc on sait pas vraiment ce que ça va donner. Pour l'instant, il n'y a que la Chine qui réussit à empêcher ses milliardaires de la tech, qui faisait exactement la même chose que les Occidentaux, à prendre le pouvoir sur l'État. Xi Jinping s'est énervé. Jack Ma, l'équivalent de Jeff Bezos, avait Alibaba, l'équivalent d'Amazon, mais était en même temps un banquier, qui faisait des crédits, etc. Pendant trois mois, il a été enfermé dans un hôtel. Ça s'appelle faire de la torture blanche. Vous ne le mettez pas en prison parce qu'en prison, il y a des lois sur la manière de traiter les gens. Donc on les met à l'écart, dans un hôtel, et pendant trois mois, on lui a "nettoyé le cerveau", en quelque sorte.

Que peut-on faire, nous ? Quelles mesures peut-on prendre ?

Il y a plein de mesures, dans quatre domaines. Dans le domaine fiscal, dans le domaine sociétal, dans le domaine de la démocratie politique et dans le domaine économique. Dans le domaine économique, par exemple, c'est empêcher qu'ils rachètent toutes les start-up qui menacent leur puissance.

"Ils sont cinq entreprises, citées, qui ont racheté 900 entreprises. Ils ont tué dans l'œuf toute concurrence possible."

Christine Kerdellant

à franceinfo

Amazon, par exemple, a tué, mais vraiment de manière consciente, Toys'R'Us, cette entreprise de distribution de jouets. Simplement en passant un accord avec elle, pour qu'elle renonce à son site internet propre et à prendre pour fournisseur unique Amazon. Sauf que très vite, ils se sont rendus compte qu'Amazon a pris toutes les données sur les clients et les fournisseurs de Toys'R'Us, et un jour, ils n'ont plus eu besoin de la marque. Toys'R'Us s'est retrouvé le bec dans l'eau, sans avoir de site internet. Donc ils ne pouvaient plus redémarrer de zéro et finalement Toys'R'Us est mort.

Il faut aussi des mesures fiscales, notamment pour les taxer comme les autres.

Les États s'y sont attelés. Tous les pays de l'OCDE se sont mis d'accord pour faire un certain nombre de choses, par exemple un taux d'imposition minimum, qui vient d'entrer en vigueur. En revanche, un autre pilier, qui n'est toujours pas entré en vigueur, consiste à répartir les recettes de ces entreprises entre les pays où elles font de l'activité. En France, Google, Facebook ont une activité énorme, beaucoup de publicité, mais tout remonte en Irlande, puis ça passe aux Pays-Bas, puis ça passe dans des pays dans des paradis fiscaux. Ça, ce n'est toujours pas mis en place parce que les États-Unis bloquent. Et je pense qu'on ne pourra rien faire contre eux tant que les États-Unis bloqueront toutes les mesures qui permettraient d'anéantir, ou en tout cas de diminuer, leur pouvoir.

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