"La France a un déficit de vocations scientifiques depuis une dizaine d'années", déplore le professeur d'économie Xavier Jaravel
Xavier Jaravel est professeur d'économie à la London School of Economics, il a reçu le prix du meilleur jeune économiste en 2021. Il vient de publier Marie Curie habite dans le Morbihan, aux éditions du Seuil, un ouvrage consacré à l'innovation. Il était l'invité éco de franceinfo, jeudi 21 décembre.
franceinfo : Pourquoi ce titre énigmatique ?
Xavier Jaravel : Titre curieux, mais qui s'explique page 76 pour ceux qui veulent regarder le livre. En fait, c'est une des principales conclusions du livre qui s'attache à une grande question qui est celle de l'innovation et des inégalités. Et en fait, ce qu'on voit, c'est qu'on a beaucoup de potentiel en France pour avoir à la fois plus d'innovation et moins d'inégalités, parce qu'il y a beaucoup de potentiel inexploité, des Marie Curie perdues, des gens qui auraient pu faire de l'innovation mais qui ne se sont pas lancés dans cette voie. Pas faute de compétences, mais faute d'envie de modèle à suivre. En fait, le livre fait tout un travail de données pour regarder la trajectoire des gens qui deviennent de grands scientifiques, des innovateurs, des entrepreneurs.
Et en France, on a un déficit de vocation scientifique depuis une dizaine d'années et en fait, ce qu'on voit, c'est que chez les femmes, chez les gens d'origine modeste et dans certains territoires, il n'y a pas d'écosystème, d'innovation, vous avez beaucoup de gens qui ont les résultats scolaires, par exemple au lycée, pour aller dans les filières scientifiques, pour aller en classe prépa, pour faire plein de choses mais qui ne font pas tout simplement par autocensure.
Et on a des outils très concrets pour changer ça, notamment avec la politique d'orientation et là aussi avec des résultats de recherches qui montrent que des choses assez simples comme présenter les carrières de la science, venir dans les écoles, dire quel est le rôle des classes prépas scientifiques, ça change vraiment la donne. Et notamment si on peut s'identifier aux gens qui font ces présentations. Donc en l'occurrence, il y a une étude qui montre que vous pouvez atteindre la parité femmes hommes dans les taux d'inscription en classe prépa scientifique uniquement en allant présenter les carrières, dès lors que c'est une femme qui vient présenter sa carrière.
Et aujourd'hui, il y a donc des inégalités de genre également liées au milieu social. En 2019, aux États-Unis, 83% des inventeurs détenteurs de brevets étaient des hommes. Donc aujourd'hui, ces inégalités existent et l'innovation reproduit les inégalités sociales et de genre ?
Voilà de genre, de territoires, de milieu social... Et il y a un peu d'amélioration spontanée, mais très peu s'agissant des inégalités femmes hommes. Ça va prendre environ 150 ans pour atteindre la parité. Si on continue à progresser au rythme qui est le nôtre, qui est très très faible. Et donc le message du livre, c'est de dire qu'en fait on peut voir le verre à moitié plein parce que ça veut dire que, en fait, on n'utilise pas tout un potentiel chez les femmes, les personnes d'origine modeste et tout simplement aujourd'hui, on ne voit pas ça comme un pilier central de la politique d'innovation. C'est vu comme quelque chose de sympathique, mais pas de central. La politique d'innovation, c'est investir dans les semi-conducteurs. Ce n'est pas la politique d'orientation et moi c'est ce que je veux changer en disant que ça doit devenir une priorité. Il y a plein de choses très concrètes à faire à court terme.
Et donc investir dans les semi-conducteurs, ce n'est pas une bonne idée. Ce n'est pas comme ça qu'on favorise l'innovation ?
C'est aussi une bonne idée, mais ce n'est pas du tout comme ça qu'on favorise l'innovation parce qu'on aura tout simplement personne pour aller travailler dans les usines de semi-conducteurs ou beaucoup trop peu de personnes. Donc, il y a tout un enjeu lié à l'orientation et plus généralement lié à l'éducation, il y a tout un décrochage éducatif en France qui sape nos capacités d'innovation et qui est très lié aux inégalités puisqu'on a des inégalités éducatives très fortes.
Et souvent, quand on regarde l'économie française, on dit "en fait on est assez productif, en France, l'enjeu c'est de travailler plus d'heures". Mais ça, ce n'est plus vrai. C'est le constat que fait le livre depuis une dizaine d'années, on est moins productif par heure travaillée et c'est notamment à cause de ce décrochage éducatif. Et donc le message, c'est de dire qu'il faut avoir une nouvelle priorité qui est celle de l'éducation.
Gabriel Attal, le nouveau ministre de l'Éducation, propose des groupes de niveaux mis en place au collège. Est-ce que ça pourrait permettre de réduire les inégalités dont vous parlez dans ce livre ?
La chose qui est intéressante, c'est déjà de parler du sujet et de dire qu'il y a une baisse de niveau qui concerne aussi d'ailleurs jusqu'aux meilleurs élèves. Dans le plan de Gabriel Attal, il y a, notamment, les groupes de niveaux. Et sur ça, en fait, la recherche est assez nuancée, c’est-à-dire que les groupes de niveau, si c'est fait de manière flexible - c’est-à-dire que vous êtes dans un petit groupe au sein de votre cours de math pendant une heure ou deux et la prochaine fois, vous réintégrer le groupe global - ça marche plutôt bien. C’est-à-dire qu'on vous permet, par exemple, de travailler plus sur les fractions pendant un petit moment, après vous revenez dans le groupe général, ça, ça a l'air de marcher.
En revanche, si c'est des groupes de niveau qui sont plus systématiques, vous avez les moins bons d'un côté, les meilleurs de l'autre. Ça a l'air de ne pas donner de bons résultats. C'est ce que nous dit la recherche en économie. Ce que propose Gabriel, en fait, c'est entre les deux et on ne sait pas exactement de quoi il s'agit pour l'instant, donc on verra. Mais il ne faut pas se focaliser sur une seule mesure et faire plein de choses. Par exemple, le dédoublement des classes de CP, ça a très bien marché, mais c'est assez faible par rapport à l'ampleur de la réduction des inégalités et de la hausse du niveau qu'il nous faut accomplir.
Parlons des politiques publiques et notamment des financements publics. On parle beaucoup du crédit impôt recherche, c'est sept milliards d'euros par an. "Il ne faut pas y toucher", dit le gouvernement. Qu'en pensez-vous ?
Plutôt l'inverse, c'est une des parties du livre. La manière habituelle de faire de la politique d'innovation en France, c'est les subventions, en l'occurrence, non ciblées pour tout type d'innovation avec le crédit d'impôt recherche. Et à mon sens, on pourrait avoir beaucoup plus d'efficacité de la dépense en se concentrant sur d'autres postes de dépenses. Et s'agissant du crédit d'impôt recherche, on a plusieurs études où on voit qu'il n'y a pas d'effet d'entraînement, c’est-à-dire que les groupes qui en bénéficient ne font pas beaucoup plus de recherche par euro dépensé. Il n'y a pas un grand effet d'entraînement.
Ou doit-il aller cet argent ? Pour financer la recherche au sein des entreprises ?
On en fait beaucoup pour les subventions à l'innovation. On a aussi le plan France 2030. Donc, en termes de priorités, je pense qu'il faudrait un peu changer de pied. Et en fait, sur le crédit d'impôt recherche, il y a plein de raisons et de manières dont on peut optimiser le dispositif si on veut le garder sur les entreprises, au moins le décaler sur les plus petites entreprises. Parce que ce qu'on voit empiriquement, c'est que c'est là qu'il y a un effet d'entraînement plutôt que sur les plus grands groupes.
Alors, à qui profite l'innovation ? Parmi les inégalités récentes, il y a l'intelligence artificielle, beaucoup d'innovations sont en open data. On peut imaginer ainsi que ça profite au plus grand nombre ?
Alors souvent, on s'inquiète de la disparition des emplois qui pourraient être liés à l'intelligence artificielle, les robots. Je pense qu'il y a un peu trop de catastrophisme parce que quand on regarde les données, en fait des entreprises qui automatisent ou qui adoptent l'IA, sont aussi des entreprises qui en fait créent plus d'emplois. C'est aussi vrai pour des secteurs d'activité, c'est vrai pour des pays. Par exemple, l'Allemagne a beaucoup plus robotisé son industrie que nous et est beaucoup plus forte, a mieux préservé son industrie. Et donc ce n’est pas le souci principal.
En revanche, un élément que je mets en avant, c'est que dans des pays comme les États-Unis, vous avez une hausse des inégalités de revenus - ce n’est pas le cas en France, c'est le cas aux États-Unis - mais en fait, l'innovation amplifie ce phénomène parce que vous avez des incitations financières à adopter l'IA, à adopter l'automatisation et d'autres formes d'innovation pour améliorer la qualité des produits sur les marchés en croissance. Si vous avez des gens qui deviennent de plus en plus riches, vous pouvez investir. Et du coup, ça amplifie les inégalités de pouvoir d'achat parce que ça améliore les produits qui sont destinés à ces populations-là. En fait, c'est ça pour moi l'effet principal qui fait le lien entre innovation et inégalités.
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