Matières premières : "L'Europe tire les enseignements de sa très forte dépendance, et ça passe nécessairement par de la sobriété dans nos usages"

À l'occasion de l'inauguration en Norvège du plus grand site de stockage de CO2 au monde, Patrice Geoffron, professeur d'économie et directeur du centre de géopolitique de l'énergie des matières premières, est l'invité de franceinfo.
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Patrice Geoffron, professeur d'économie et directeur du centre de géopolitique de l'énergie des matières premières. (RADIOFRANCE)

Un des plus grands sites de stockage de carbone au monde est inauguré jeudi 26 septembre. Il s'appelle Northern Lights en mer du Nord, au large de la Norvège. À partir de 2025, ces installations devraient permettre de stocker, dans un premier temps, 1,5 million de tonnes de CO2 par an. Parmi les entreprises qui financent ce projet extrêmement onéreux, il y a les grandes entreprises pétrolières, Shell et TotalEnergie. Elles investissent donc dans le développement du captage de CO2.

franceinfo : Patrice Geoffron, vous qui êtes directeur du Centre de géopolitique de l'énergie des matières premières, est-ce que vous croyez également à l'avenir du captage de CO2 ?

Patrice Geoffron : On peut regarder quelques statistiques qui donnent l'ordre de grandeur. Si on prend ce que dit l'Agence internationale de l'énergie, ça pourrait résoudre au mieux en 2050 et dans un scénario plutôt optimiste, 10% du problème.

Seulement 10% du CO2 pour être capté par ce type d'installation ?

Si on veut être neutre à l'horizon 2050, ce qui est l'objectif de l'accord de Paris, ça pourrait passer par le fait de capter. Mais ça veut dire que ça nous exonère pas du reste. Et donc la question est de savoir dans quel type d'industries c'est nécessaire, et si ça ne vient pas se substituer à d'autres technologies.

Est-ce que c'est nécessaire pour capter le CO2 des sites les plus polluants ? Cela fait partie des solutions qui sont envisagées par la France pour les cimenteries et les aciéries, notamment.

Oui, ce dont il est question et ce pour quoi il y a une forme d'urgence, ce sont les secteurs difficiles à décarboner, pour lesquels il n'y a pas d'autres solutions disponibles avant pas mal de temps. Les autres solutions pourraient passer par l'hydrogène. Et il y a certains secteurs comme les cimenteries, où quoi qu'on fasse schématiquement on aura des émissions de CO2. 

"Recourir à ce type de technologie ne vient pas repousser d'autres types de solutions. Ça permet à horizon 2030 de capter et stocker du CO2. Mais ça ne peut pas, en Europe, venir se substituer à quoi que ce soit d'autre, puisque nous n'extrayons plus de pétrole de notre sous-sol."

Patrice Geoffron

à franceinfo

Et si les sites les plus polluants mettent beaucoup d'argent dans ce type de solution, ils n'en mettent pas ailleurs, pour décarboner notamment les modes de fabrication ?

Il faut regarder au cas par cas. Mais tous ces sites vont rester de fait pendant cette période très dépendante du pétrole, du gaz et il restera un danger qui sont les fluctuations qui peuvent être très violentes. On l'a vu en 2022, et ce qui se passe au Moyen-Orient doit nous rendre très vigilants. Donc ça ne résout pas tous les problèmes et, dans les secteurs évoqués, ça ne met pas à l'abri de tous les chocs.

La France soutient le captage de CO2 comme une solution parmi d'autres. Le précédent ministre de l'Industrie, Roland Lescure, a noué un partenariat avec la Norvège pour exporter notre CO2. C'est une bonne idée ?

Il me semble que c'est une bonne idée, sous réserve qu'on considère uniquement ces secteurs. Ce qui est important, c'est que dans le meilleur des cas et dans les scénarios qui sont envisagés en France, ça pourrait représenter un captage de l'ordre de 20 millions de tonnes de CO2 en 2050, sachant que la France émet aujourd'hui aux alentours de 400 millions de tonnes de CO2.

Donc 20 milllions de tonnes, ce n'est pas énorme.

Non. En revanche, ça peut avoir une importance très considérable, dans ces secteurs, pour la base industrielle, pour le maintien de la compétitivité.

Le gouvernement sortant voulait aussi aller plus loin avec une modification du droit minier. Il voulait utiliser les anciens puits de pétrole en France, en Ile-de-France et en Nouvelle-Aquitaine, pour stocker du carbone. Le texte était en examen au Sénat au moment de la dissolution. Pour vous, ça fait aussi partie des solutions ?

En tout cas, c'est un enjeu parce qu'à l'heure actuelle, les projets dans lesquels la France est engagée vont conduire à stocker en mer du Nord, et dans l'Adriatique, en partenariat avec l'Italie. Mais la question pourrait se poser assez rapidement de stocker sur le sol national. Donc ça vient soulever toute une série de questions de nature juridique, des questions également d'acceptabilité. En termes d'acceptabilité pour ce type de matière, comme finalement pour tous les projets qui vont avoir une dimension minière, il faut organiser un débat public. Et on ne peut pas préjuger de ce que seront les résultats des discussions qui auront lieu localement.

Donc d'un côté, il faut capter le CO2, mais il faut surtout réduire nos émissions de CO2.

Oui, il faut par ailleurs réduire nos émissions de CO2. Donc ça va passer par le déploiement dans les secteurs en question de l'hydrogène décarboné, mais qui a du mal à démarrer à l'heure actuelle et qui est assez coûteux.

"Il faut aussi des gains en efficacité énergétique, et des efforts de sobriété."

Patrice Geoffron

à franceinfo

On ne peut pas imaginer que le monde vers lequel on va nous conduise à consommer aussi massivement les objets industriels qui sont issus de ces filières, qu'il s'agisse du ciment ou de l'acier. Donc ça vient questionner nos usages, notamment en termes de mobilité, avec les véhicules. Dans un monde où il y aura plus de véhicules électriques, il ne faut pas imaginer qu'on aura des véhicules électriques aussi gros que les SUV, qui circulent dans les rues de Paris à l'heure actuelle, et aussi nombreux que les véhicules thermiques d'aujourd'hui. Donc c'est toute une transformation à revoir.

Il ne faut pas juste passer du thermique à l'électrique, il faut aussi réduire le nombre de véhicules en circulation ?

Oui, parce que ces véhicules ont une empreinte pour leur production et ils contiennent des tas de matières premières pour lesquels, à chaque fois, des questions sur les conditions d'extraction et sur leur disponibilité vont se poser.

Pour l'instant, ça ne fait pas partie du débat ?

Si, ça en fait partie, à bas bruit. De toute façon, ce débat n'est pas pour l'heure un débat environnemental. C'est plutôt la question de l'économie circulaire, et la question de l'autosuffisance, qui est quand même instruite au niveau européen. 

"L'Europe, qui a très peu de ressources fossiles dans son sol, qui n'en a pratiquement plus, ne sera pas autosuffisante dans tous les minerais critiques de la transition."

Patrice Geoffron

à franceinfo

Elle va tirer les enseignements de la crise de 2022, qui est liée à notre très forte dépendance. Et ça passe nécessairement par de la sobriété dans nos usages.

La transition écologique coûte 60 milliards par an, selon le rapport Pisani-Ferry-Mahfouz, alors qu'on est en plein débat fiscal en France. C'est à qui de payer ?

D'abord, il faut un peu faire l'équation. Si on regarde derrière nous, on a subi différents chocs qui sont des chocs pétroliers assez violents. La crise des gilets jaunes, c'est un choc pétrolier. La crise de 2022, c'est un choc pétrolier. D'un certain côté, la crise sanitaire a été renforcée par la pollution de l'air, qui y est liée notamment à une dépendance aux énergies fossiles. Et à ces différents moments, l'État a dû intervenir et mettre en œuvre le "quoi qu’'il en coûte", avec lequel on a du mal à prendre de la distance.

C'est cette dette écologique dont a parlé le Premier ministre Michel Barnier ?

Cette dette écologique, c'est également une dette économique. Sur les 1 000 milliards de dettes que nous avons accumulés schématiquement depuis une dizaine d'années, il y a une partie qui vient en réponse à ces chocs qui sont des chocs d'une grande violence.

Et aujourd'hui, c'est à qui de payer ? Est-ce qu'il faut réduire ce qu'on appelle les niches brunes, notamment celles sur le carburant ?

Tout à fait. Il me semble qu'il y a un besoin d'accompagnement et de visibilité dans ce domaine. En fait, il faut faire deux choses : soutenir les filières vertes et réallouer des investissements et des soutiens à l'investissement dans des filières qui sont brunes. Et c'est le passage de l'un à l'autre qui pourra concourir à nous mettre à l'abri de ces chocs.

C'est difficile à faire passer politiquement, mais il faut être volontariste sur ce point ?

Oui, il faut le mettre dans le débat et ça a disparu.

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