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Dans quelle société voulons-nous vivre ?

La Philo de l'Info, c'est chaque vendredi à 19h15. Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de Philosophie Magazine est notre partenaire pour cette séquence. Alexandre a envie de nous parler de Dieudonné, avec cette question : dans quelle société voulons-nous vivre ?
Article rédigé par Alexandre Lacroix
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
  (©)

Je me suis rendu récemment voir
le dernier spectacle de Dieudonné, Asu Zoa , au théâtre de la Main d'or,
et j'en ai tiré un reportage paru dans le dernier numéro de Philosophie
Magazine
. L'affaire Dieudonné a déjà fait couler beaucoup d'encre, mais il
me semble que sur le fond, tout n'a pas été dit. Car on s'est jeté des injures
et des anathèmes, au lieu d'analyser froidement la
situation.

Je me contenterai de faire ici
trois remarques :

  1. Sur le style de
    Dieudonné.
    Il a une manière très particulière de poser sa voix, dont vous
    pouvez vous rendre compte aussi sur les vidéos : Dieudonné donne toujours le
    sentiment qu'il se dédouble, qu'il joue la carte de l'autodérision, qu'il
    s'amuse à être Dieudonné alors qu'en réalité, il n'est pas tout à fait là où on
    l'imagine. Le ton de sa voix signifie : je sais que je suis en train de dire une
    connerie, une énormité, mais je la dis quand même, et c'est ce ton-là,
    précisément, qui exonère le spectateur de toute responsabilité. Cet effet,
    Dieudonné l'obtient en parlant non pas sur un ton naturel mais avec le nez, en
    poussant des sifflements à la fin de ses phrases, en imitant en soufflant entre
    ses lèvres le bruit d'un ballon de baudruche qui se vide, ou encore en ne
    cessant jamais de rire de ses propres blagues.

Ce
que ne font pas les autres humoristes ?

Non, en effet. Mais j'en viens
à ma deuxième remarque :

  1. Sur la vision de la
    société qu'il porte.
    La plupart des commentaires portent sur les allusions
    aux Juifs et l'antisémitisme latent des spectacles de Dieudonné. Ces aspects
    sont réels, très inquiétants et il ne faut pas les négliger. Cependant, il me
    semble qu'il y a plus largement une certaine représentation de la société qui
    est donnée par ces spectacles. Ce que fait Dieudonné, c'est qu'il repère tous
    les clivages existants dans la société française, et qu'il tape dessus pour les
    aggraver. Il y a ainsi dans son spectacle un personnage qui est un suprématiste
    noir antillais, et qui retrace toute l'histoire du conflit entre les chocodermes
    (les Noirs, donc, naturellement beaux et forts) et les vanillodermes (les
    Blancs, qui descendent de la méduse, dont la peau transparente laisse voir les
    veines). Il y a des attaques d'une violence incroyable contre les homosexuels.
    Enfin, le spectacle parle longuement du " Mur " qui symbolise la fracture
    sociale : d'un côté du Mur, il y a les gens qui appartiennent encore à la
    société, qui travaillent comme des esclaves, qui se sont surendettés pour
    acheter de la camelote, et qui tiennent à coup d'alcool et d'antidépresseurs ;
    de l'autre côté du Mur, il y a les exclus, les marginaux, le petit peuple. En
    résumé, le projet de Dieudonné est de repérer tous les clivages qui parcourent
    la société française (juifs/antisémites, Blancs/Noirs, homosexuels/homophobes,
    élites/peuple ou banlieue) et de les exacerber. Jusqu'à
    l'éclatement.

C'est donc le contraire du
projet républicain ?

Exactement. Les élites, quand
elles critiquent Dieudonné, ont l'air de faire de l'angélisme, puisqu'elles
restent attachées au projet d'une République une et indivisible, qui surmonte
les différences d'appartenances communautaires et de statut. Or, dans la
pratique, nous savons que cet idéal n'est pas atteint et qu'il est fragilisé par
la crise.

Que faire,
alors ?

  1. Masse ameutée vs Masse de
    fête
    . Je crois qu'il faut se demander à quelle société nous avons vraiment
    envie d'appartenir. Le philosophe et écrivain Elias Canetti, dans Masse et
    puissance
    (1960), distingue deux types de masses : il y a les masses de
    fête, les grands rassemblements de population pacifiques où la foule prend
    connaissance d'elle-même, " où rien ni personne ne menace, ne pousse à la
    fuite
     ", où le moteur est le partage, où " les choses amoncelées et dont
    on reçoit sa part sont un élément essentiel de la densité, son cœur
     " ; et
    de l'autre côté il y a les " masses ameutées  ", qui, comme des meutes de
    loups, ont pour but la chasse, cherchent une victime, un bouc-émissaire, afin de
    décharger leur énergie par la violence. Donc, voilà la question qu'il faut se
    poser : à quel type de masse voulons-nous appartenir ? A une meute qui cherche à
    se venger des affronts subis et de la crise économique ? Ou à une fête célébrant
    le plaisir d'être ensemble, malgré l'adversité et malgré la crise ? Voilà selon
    moi la question de fond que pose l'Affaire Dieudonné.

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