Le discours de Marine Le Pen ou les fondamentaux de la pensée d'extrême-droite
Je voudrais aujourd'hui vous proposer un décryptage philosophique du discours qu'a fait Marine Le Pen hier à Paris, lors du rassemblement du Front national pour le 1er mai. Cette lecture philosophique s'inscrit dans la continuité du dossier de couverture du dernier numéro de Philosophie magazine, " Existe-t-il une pensée fasciste ? ", dans lequel nous avons travaillé à faire une généalogie des idées d'extrême-droite et du nationalisme depuis la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire depuis l'époque où ces idées sont apparues, jusqu'à nos jours. Cette prise de recul est nécessaire, car il faut comprendre que l'idéologie de l'extrême-droite ne sort pas de nulle part, qu'elle a une continuité remarquable depuis un peu plus de cent ans. Mais sans pouvoir tout expliquer, je vais m'intéresser en particulier à trois idées forces.
Bernard Thomasson: Allez-y...
La première idée, c'est celle de nation. Ici, vous devez comprendre comment la philosophie des Lumières a construit la notion de " nation ". Dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, qui date du milieu du XVIIIe siècle, au mot " nation ", on trouve la définition suivante : " une quantité considérable de peuple, qui habite une certaine étendue de pays, renfermée dans de certaines limites, et qui obéit au même gouvernement. " Pas un mot sur l'histoire, la culture, la religion, la langue.
Ici, la nation est complètement abstraite. C'est contre cette vision juridique, froide de la nation que se battent tous les penseurs et les politiciens d'extrême-droite, et Marine Le Pen ne fait pas exception. Elle a commencé son discours en parlant de la " France immortelle ", en disant que la France est une " réalité de chair et de sang " qui s'incarne en nous, une " réalité sensible ", une " réalité visible, concrète ", qu'elle prend corps " dans un territoire, une langue, une histoire, un peuple "... Tous les mots sont ici très précisément choisis. On trouve la même conception de la nation chez le romantique allemand Herder, qui a ensuite beaucoup influencé les anti-Lumières français, de Maurice Barrès à Charles Maurras.
Bernard Thomasson: Et la deuxième idée ?
C'est le positionnement politique, qui ne se veut ni de droite, ni de gauche. Durant son discours, Marine Le Pen s'est moqué à la fois de François Hollande, qui se comporte comme un " président de conseil régional ", qui n'est qu'un " sous-préfet européen " selon elle, et l'UMP, " ce parti qui a mis la France à genoux pendant dix ans ". Puis elle a tonné : l'" UMPS a échoué ". Ici, il faut savoir que les idées d'extrême-droite, qui ont par la suite influencé l'Action française mais aussi le parti fasciste de Mussolini, sont nées sous la plume d'un penseur aujourd'hui méconnu, Georges Sorel, qui a fait paraître son grand livre, les Réflexions sur la violence, en 1908. Sorel va le premier opérer une synthèse entre les idées de gauche et de droite, en inventant ce positionnement qui sort de l'échiquier politique habituel.
A gauche, il reprend l'idée de faire la révolution. Sorel est un lecteur de Marx. Mais il ne pense pas, contrairement à ce qu'avait prévu Marx, que le capitalisme mène à la crise, et que le prolétariat va faire la révolution. Pour Sorel, le développement capitalisme a surtout pour effet d'embourgeoiser le prolétariat. C'est pourquoi il veut que l'acteur historique révolutionnaire soit la Nation toute entière. Il ne veut pas abattre la bourgeoisie, mais la mettre au service de la révolution nationale. Il ne veut pas détruire le mode de production capitaliste, mais en attaquer les valeurs matérialistes, rationalistes, gestionnaires. C'est pourquoi Sorel invente l'idée d'une révolution de droite.
Bernard Thomasson: Et la troisième idée ?
Celle-ci découle de ce que j'ai dit : le troisième point, c'est que la nation est un corps qu'il faut défendre contre les agressions extérieures mais aussi contre toutes les tentatives de pénétration. Cette vision-là est revenue très fortement dans le dernier tiers du discours de Marine Le Pen : non seulement elle a décrit les Français comme " un peuple enfant ", " sous tutelle de Bruxelles ", réduit à "ramper" devant l'Union européenne, mais elle a critiqué " les camionnettes de travailleurs d'Europe de l'Est qui sillonnent notre pays ", les terminaux de Dunkerque qui emploient plus de 60% de travailleurs étrangers, et encore ce qu'elle a baptisé l'" instauration de la priorité étrangère à l'emploi " en France. Elle a conspué les " vagues massives d'immigration, en provenance de pays issus d'autres civilisations " ou encore le " métissage à marche forcée ".
Mais j'en viens à ma conclusion : les médias ont tort de présenter le phénomène Marine Le Pen ou ses idées comme quelque chose de nouveau, d'inédit. Au contraire, son discours d'hier montre bien qu'il n'y a pas eu de rupture forte dans l'histoire de l'extrême droite et que celle-ci défend une idéologie nationaliste avec une étonnante continuité depuis plus de cent ans. Le problème, c'est que partout où l'extrême-droite a pris le pouvoir en Europe, ce fut une catastrophe tant économique que politique, et ça aussi il faut le rappeler.
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