Cet article date de plus de dix ans.

Le Palais de cristal ou comment une architecture peut aider à comprendre le capitalisme

Chaque vendredi à 19h15, c'est la Philo de l'Info. Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de Philosophie Magazine est notre partenaire pour cette séquence. il s'interesse ce soir au projet architectural qui va revolutionner le coeur de la capitale britannique
Article rédigé par Alexandre Lacroix
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4min
  (©)

La presse anglaise parle
beaucoup, ce mois-ci, d'un grand projet d'architecture qui concerne le coeur
même de Londres : un conglomérat chinois, ZhongRong , présidé par le milliardaire
Ni Zhaoxing, a proposé d'édifier une architecture gigantesque en plein Londres.

Plus précisément, ce conglomérat veut reconstruire à l'identique le Palais de
cristal, qui avait été édifié sur Hyde Park pour contenir la grande exposition
universelle à Londres de 1851. Ce Palais de cristal, sorte de serre gigantesque,
climatisée, grande comme quatre fois Saint-Pierre de Rome, a énormément frappé
l'imagination des Européens du XIXe siècle, avec ses restaurants, ses fontaines,
ses cascades, ses pavillons. Le Palais de cristal original a été déplacé en 1854
dans un quartier périphérique de Londres et a brûlé en 1936, mais c'était une
réalisation aussi fameuse que la Tour Eiffel. Le projet de ZhongRong de le
reconstruire à l'identique d'ici 2018 est soutenu par le maire de Londres, Boris
Johnson. Mais je voudrais parler de cette architecture, car elle a joué un rôle
central dans l'histoire de la pensée.

Parce que les
philosophes en ont parlé ?

Oui, Dostoïevski et Karl Marx
ont visité le Palais de cristal. Dostoïevski en a retiré une sorte d'effroi et
s'est moqué des "progressistes de l'orangerie", il y voyait le symbole de la
civilisation utilitariste et matérialiste anglaise dans ce qu'elle avait de plus
vain. Karl Marx écrit à propos du Palais de cristal, dans un article paru dans
la Neue Rheinische Zeitung, que "la bourgeoisie du monde érige son Panthéon dans
la Rome moderne où elle expose, avec une fière autosatisfaction, les dieux
qu'elle s'est elle-même créés".

C'est en fait le Palais de cristal qui va
contribuer à inspirer à Marx un chapitre célèbre, qui ouvre le Capital paru 15
ans plus tard, en 1867, "Le caractère fétiche de la marchandise et son secret".
Ici, il faut s'attarder un peu sur le concept : que veut dire Marx en parlant de
"caractère fétiche" de la marchandise ? Il veut dire que la marchandise est une
idole, bien sûr, mais son concept est tout de même un peu plus complexe que
cela. L'idée de Marx, c'est que la marchandise parvient à nous cacher sa
véritable nature.

Concrètement, matériellement, la marchandise est le résultat
du travail exploité : elle contient donc un certain nombre d'heures de travail
et implicitement, une relation d'exploitation entre le travailleur et le
capitaliste, donc un rapport de domination sociale. Mais, quand nous voyons une
marchandise, nous ne voyons pas cela, nous ne pensons pas aux ouvriers chinois
sous-payés ni aux enfants en Inde qui se sont abîmés les mains à la faire : dans
la paire de basket, dans le jouet, nous voyons une forme autonome, que nous
admirons. Marx nous dit que la marchandise a l'aspect d'un "être indépendant",
dégagé des rapports sociaux, d'un fétiche donc. Il y a une sorte de
transfiguration ou de transmutation qui s'opère, qui fait que nous voyons la
forme marchandise mais pas ce qu'il y a derrière. Et bien sûr, le palais de
cristal est le symbole de cela : il rassemble toutes les marchandises dans une
gigantesque exposition, un peu comme il y a des statues représentant Dieu, le
Christ, la Vierge et les Saints dans Saint-Pierre de
Rome.

Et cette analyse
est toujours valable aujourd'hui ?

Oui, et ce d'autant plus que le
philosophe allemand Peter Sloterdijk a fait paraître en 2005 un livre de
réflexion sur la mondialisation, Le Palais de cristal. A l'intérieur du
capitalisme planétaire
, qui explique que le Palais de cristal de Londres est
une architecture prémonitoire, qui représente la mondialisation et l'anticipe :
le palais de cristal contient le monde, ses parois sont transparentes, l'air à
l'intérieur est climatisé, il représente donc le rêve d'une civilisation
capitaliste intégrale ou tout est lumière et transparence, où la fête et
permanente et où le négatif - la mort, la pauvreté, la souffrance - a été
éliminé. La globalisation devient ici l'utopie d'une bulle de verre gigantesque,
confortable, mais aussi terriblement ennuyeuse quand on y est enfermé. Ce qui
est amusant, et révélateur, c'est que c'est aujourd'hui un conglomérat chinois
qui veut  reconstruire le Palais de cristal au coeur de Londres. Résultat,
Sloterdijk avait raison : jusqu'à nos jours, le Palais de cristal est la
métaphore la plus efficace qui soit de la mondialisation.
 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.