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De l'Afrique aux Canaries, une route migratoire de plus en plus empruntée et particulièrement dangereuse

Aux Canaries, le nombre de migrants venus d'Afrique a bondi en 2020. franceinfo a rencontré ces familles qui ont emprunté une voie maritime particulièrement périlleuse pour rejoindre l'Europe. Une hausse des arrivées qui engendre des tensions avec des habitants de ces îles espagnoles.

Article rédigé par Jérôme Jadot
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Sur le port d'Arguineguin, au sud de l'île de Grande Canarie, les barques, parfois frêles, sur lesquelles les migrants partent des côtes africaines pour rejoindre les Canaries, en avril 2021. (JÉROME JADOT / RADIO FRANCE)

La voie atlantique, entre les côtes africaines et les îles Canaries en Espagne, est devenue, depuis quelques mois, l’une des principales routes des migrants vers l’Europe. Il y a eu 23 000 arrivées en 2020, huit fois plus qu’en 2019. Une route migratoire particulièrement périlleuse avec 1 851 morts en 2020, selon l’ONG Caminando Fronteras. Un décès a marqué les esprits il y a quelques jours, le 21 mars dernier, celui d’une jeune Malienne de 2 ans. Le "visage du drame humanitaire de l’immigration", selon les autorités locales.

Sur l'île, de nombreuses familles ont emprunté la même voie maritime que cette petite fille. Beaucoup arrivent à Arguineguín, un petit port au sud de l'île de Grande Canarie. Quelques barques de pêcheurs, l’une à moitié coulée, sont amarrées au quai. C’est dans un bateau comme ceux-là, avec 31 personnes à bord, que Bilal est parti de Dakhla au Sahara occidental en novembre. À 13 ans, il fait encore petit garçon, tout frêle avec son t-shirt Mickey. "On a démarré d’un endroit où il y avait une falaise, raconte le jeune garçon. On m’a descendu avec une corde. J’ai eu peur de mourir. Puis quand on est partis, la barque a failli chavirer. Il y a deux passagers qui sont tombés à l’eau, mais on a pu les récupérer."

J’ai vu des vagues qui ressemblaient à des montagnes. Et puis, plus tard en mer, j’ai vu des vêtements qui flottaient. J’ai pensé que c’était à des gens qui s’étaient noyés.

Bilal, 13 ans

à franceinfo

Bilal a passé la traversée recroquevillé contre sa mère et sa petite sœur. La famille a déboursé 3 000 euros pour ces 450 kilomètres au milieu de forts courants. "Ça a duré trois ou quatre jours, poursuit Bilal, pendant ce temps, je n’ai quasiment rien pu manger. On ne pouvait pas aller aux toilettes et puis il n’y a rien qui passait. Je prenais un demi-verre de lait et je vomissais. Pour ma petite sœur, c’était encore pire. Elle avait tellement le mal de mer, j’ai cru qu’elle allait mourir."

Bilal et sa famille dans un square proche du centre d'accueil de Tafira à Las Palmas où ils sont hébergés, en avril 2021. (JÉRÔME JADOT / RADIO FRANCE)

"Quand on est arrivés, j'ai eu du mal à marcher pendant trois jours. J’avais les jambes tout engourdies, explique encore le petit garçon, qui mime comment il est resté assis jambes repliées, collé aux autres pendant tout le trajet. "Il y a de l’eau qui rentrait dans la barque, ajoute Bilal. On était mouillés, cela a été très dur." Le petit garçon rêve maintenant d’étudier, de devenir policier et de retourner au Maroc pour "venger" sa famille, dit-il. Il a été frappé, son père tailladé, sa mère violée par des trafiquants de drogue pour lesquels ses parents ne voulaient pas travailler.

Des mères séparées de leurs enfants

À son arrivée à Arguineguín, Bilal a pu rester auprès de sa mère, contrairement à Wissam, avec lequel il joue dans un square proche de leur centre d'accueil. Wissam, 2 ans, a été séparé de ses parents peu de temps après avoir posé le pied à terre le 18 octobre dernier. "Quand je suis arrivée, on m’a enlevé mon enfant, explique sa mère, Fatiha. On m’a dit que ce n’était pas le mien. Pendant un mois et six jours, je n’ai pas vu Wissam."

On me l’a enlevé pour faire des tests ADN. Je comprends qu’on fasse des tests, mais je ne comprends pas qu’on me sépare de mon enfant.

Fatiha

à franceinfo

Fatiha n'a pu retrouver son fils qu’au bout de 36 jours et ce n’est pas un cas isolé. La presse espagnole a recensé l’automne dernier une douzaine de mères séparées de leurs enfants parfois plusieurs mois, en attendant les résultats de tests de filiation. Une pratique destinée à prévenir d’éventuels trafics d’enfants. Mais face aux critiques, la justice des Canaries a décidé fin octobre de limiter ces séparations controversées. Les femmes et les enfants représentent 10% des migrants sur cette route atlantique, selon La Croix Rouge espagnole.

Fatiha et son fils Wissam qui ont été séparés pendant 36 jours à leur arrivée à Arguineguin en octobre 2020. (JÉRÔME JADOT / RADIO FRANCE)

Tensions avec les habitants

Ces arrivées accrues des migrants suscitent tensions et violences. On s’en rend bien compte devant l’ancienne école d’El Lasso à Las Palmas, capitale de Grande Canarie, site transformé en centre d’accueil mi-décembre. "Moro fuera [Marocains dehors]." Ce matin-là encore, pendant leur petit déjeuner, Soufiane et Sama ont entendu les insultes racistes jetées depuis la rue à leur encontre. Il y a 400 migrants, essentiellement de jeunes Marocains, qui vivent ici, à côté d’une déchetterie au milieu de barres HLM hostiles. "J’ai été frappé dans le dos et sur le genou", raconte Fayçal, 19 ans. Il était assis à la plage, trois hommes assez costauds s’en sont pris à lui et ses amis à coup de matraque télescopique. Il nous montre une cicatrice. "On est partis en courant, on a perdu nos portables", poursuit le jeune homme. Il a l’air très fatigué, il dit qu’il aimerait rentrer chez lui au Maroc retrouver sa famille.

Au centre d'accueil pour migrants d'El Lasso à Las Palmas sur l'île de Grande Canarie, dans une ancienne école, au cœur d'un quartier de HLM, en 2021. (JÉRÔME JADOT / RADIO FRANCE)

Des migrants violentés, il y en a eu sept en quelques semaines dans ce centre et l’un a fini aux urgences, déplore le responsable du site. Il pointe le rôle de l’extrême droite, les amalgames racistes alors que quelques cas d’agressions de Canariens par des migrants ont été rapportés. "On devrait tous les mettre dans un avion ou un bateau et les renvoyer dans leur pays", lance une femme âgée en montant dans le bus.

Dans les barres du quartier populaire qui surplombent le centre d’hébergement, l’animosité à l’encontre des nouveaux venus est palpable. "J’ai du mal à comprendre : il y a beaucoup d’Espagnols qui dorment dans la rue et les migrants, on les héberge !", poursuit Cristobal. Je les vois qui achètent des trucs, on leur donne de l’argent. Ils ont leur internet, leur téléphone. On les aide bien ! Nous, on n’a pas de travail, on n’a rien, on n’a pas d’aide. Moi, ça fait deux ans que je ne touche plus rien. Donc oui, je trouve ça injuste."

Il y a deux mois, le parquet de Las Palmas a ouvert une enquête sur des raids anti-migrants planifiés sur un groupe WhatsApp. Mais ce n’est pas le seul visage des Canaries. Des habitants s’organisent aussi pour aider les migrants à la rue. Manuel héberge huit jeunes Sénégalais dans son auberge au nord de Grande Canarie : "On a une industrie touristique capable d’accueillir jusqu’à 17 millions de touristes par an et là les gens font des difficultés pour 20 000 migrants. Je me suis juste dit qu’avec un espace comme celui-ci, je pourrais donner un petit coup de main." Coup de main qui n’efface pas le désarroi des migrants arrivés ici ces derniers mois, la plupart ont le sentiment d’être coincés sur ces îles sans pouvoir travailler, avec des rendez-vous pour leur demande d’asile fixés dans pas moins d’une année.

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